Les détails du futur accord sur le climat destiné à être adopté lors de la conférence de Paris ne sont pas encore connus, et ils seront sans nul doute l’objet de vives discussions dans les mois à venir. Toutefois, un principe a d’ores et déjà été acté : plutôt qu’un objectif de réduction commun, il sera basé sur la somme des contributions volontaires de chaque pays signataire (INDC[i]). S’il s’agit d‘un premier pas nécessaire pour une réduction des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial, la disparité des situations économiques et des ambitions climatiques des pays contributeurs pose la question de la cohérence et de l’efficacité des politiques qui accompagneront la mise en application de ce nouveau protocole.
Même en admettant un effort partagé par la majorité des pays, il paraît difficile d’imaginer un accord contraignant sans volet financier. Si la perspective d’une taxe carbone internationale semble encore lointaine, la mise en place progressive d’un système de « cap and trade » global assorti de mécanismes de marché efficaces et assurant une justice envers les pays du Sud paraît indispensable pour atteindre les objectifs du nouvel accord post-2020.
Un certain consensus semble émerger pour la création d’instruments de marché donnant un réel prix au carbone. La Banque Mondiale a ainsi lancé un appel solennel en ce sens l’année dernière[ii] ; elle a été suivie par le sommet de l’ONU sur le climat de New-York et certaines entreprises[iii], qui ont choisi unilatéralement de fixer un prix du carbone en interne pour mieux s’adapter aux contraintes futures. La capacité d’anticiper un prix du carbone croissant dans les prochaines années est de plus en plus vue comme un avantage concurrentiel, au point que la tarification du carbone soit désormais défendue par des entreprises pétrolières[iv].
Limiter les émissions de carbone, à quel prix ?
Il existe plusieurs façons de donner un prix au carbone :
- La plus évidente consiste à taxer directement chaque tonne de carbone émise. Une telle taxe pigouvienne[v] a pour avantage de compenser à la source les coûts sociétaux de l’émission de gaz à effet de serre. Malheureusement, ce coût reste encore aujourd’hui très délicat à quantifier précisément, et les premières études semblent pencher vers des montants extrêmement élevés[vi]. L’inconvénient d’une telle taxe est aussi de ne pas imposer de plafond à l’ensemble des émissions. Le prix unitaire du carbone devra donc être fixé avec précaution pour faire diminuer les émissions du niveau souhaité tout en limitant les effets sur l’économie.
- L’approche d’un marché carbone associé à un système de quotas suit une logique inverse : le niveau maximum d’émissions est fixé à l’échelle mondiale ou d’un pays, puis des quotas sont répartis entre les différents acteurs sous forme de crédits carbone. Ensuite, libre à eux de s’échanger des crédits au prix de marché pour respecter leurs quotas. Cette méthode permet en théorie d’atteindre les objectifs de réduction d’émissions au moindre coût global : elle pousse à réaliser les mesures les plus rentables en premier, chaque acteur arbitrant entre le coût de limiter ses émissions ou celui de racheter des crédits carbone. Mais en pratique, il faut que l’attribution des quotas et les règles du marché soient fixées très précisément pour que le prix reflète le coût sociétal réel du carbone[vii]. Ce système est particulièrement adapté pour les grandes entreprises industrielles les plus émettrices qui disposent de nombreux leviers d’investissement pour diminuer leurs émissions.
- Enfin, un certain prix du carbone peut être déterminé de manière indirecte : des normes et réglementations visant à limiter le bilan carbone des produits auront au final un impact sur les prix à la consommation des produits polluants. Par exemple, les normes anti-pollution dans l’automobile stimulent l’investissement en R&D des constructeurs, qui répercutent ensuite ce coût à la vente.
S’inspirer des projets existants pour financer la lutte contre le réchauffement climatique
Comme les projets pilotes existants l’ont montré, il n’existe pas de recette miracle : le juste prix du carbone sera sans doute obtenu par une combinaison judicieuse de ces 3 méthodes. Ainsi, de nombreuses expériences existent déjà de par le monde, qui préfigurent de manière plus ou moins aboutie ce que serait un futur marché mondial du carbone.
Malgré ses échecs répétés et son incapacité à garantir un prix du carbone suffisamment élevé pour stimuler les investissements, par ses ambitions et l’étendue de son périmètre, le marché européen (EU-ETS) reste à ce jour la référence au niveau mondial. Il existe néanmoins de nombreux autres projets à l’échelle nationale ou régionale, à des stades de maturité divers.
Même au sein de pays traditionnellement hostiles à une action renforcée sur le climat, des mécanismes régionaux se sont mis en place, comme au Canada, où des marchés existent dans six États malgré la réticence du gouvernement fédéral. Les mécanismes financiers de réduction des émissions sont également en plein développement dans certains pays du Sud. En Chine par exemple, six marchés régionaux pilotes ont été mis en place depuis 2013, et il est prévu qu’ils soient rassemblés dans un marché national en 2016.
Il est à noter qu’à l’heure actuelle, le continent africain est le seul à ne pas disposer de marché carbone : le développement d’un marché mondial pourrait représenter un levier de développement propre pour ces pays, où de nombreuses infrastructures énergétiques et de transport restent à construire. Au-delà de l’objectif de limiter les émissions en rendant les solutions carbonées moins attractives, la finance carbone a aussi pour mission de dégager les fonds nécessaires à la transition énergétique et à l’adaptation aux changements climatiques. Ce point est crucial pour les pays du Sud les plus vulnérables aux dérèglements du climat, qui refuseront de signer un accord qui ne comporte pas de volet sur ces transferts financiers.
Une uniformisation mondiale indispensable
L’intégration au niveau mondial des marchés carbone régionaux sera à terme nécessaire pour passer du stade de l’expérimentation à celui d’une réduction massive des émissions sur l’ensemble des secteurs et acteurs économiques. En effet, les ambitions actuelles des projets pilotes ont été volontairement bridées pour ne pas risquer de déclencher des fuites de carbone[viii] trop importantes en raison de la concurrence internationale.
“Une montée en puissance coordonnée est donc souhaitable, d’autant plus que le faible prix actuel du pétrole rend plus acceptable et nécessaire de créer ce marché ETS mondial.”
Une réduction plus drastique des émissions ne pourra donc intervenir que si une majorité (ou a minima une part suffisamment représentative) d’États y consent[ix]. Les marchés actuels sont donc un savant mélange de régulation incitative suffisamment forte pour avoir un réel impact mais à la portée volontairement limitée pour ne pas saper la compétitivité locale.
C’est ainsi que la taxe carbone mise en place en Colombie Britannique (Canada) ne porte pas sur les exportations de pétrole brut, qui représentent pourtant une part importante des émissions de la province. De même, la taxe carbone mise en place par la Suède touche plus fortement les particuliers que les entreprises pour ne pas trop pénaliser l’industrie à l’export. Le Mexique, pays du Sud ayant déjà mis en place une taxe carbone, a également conditionné l’adoption d’objectifs plus contraignants (passage de 25 à 40 % de réduction des émissions) à la conclusion d’un accord sur le prix mondial du carbone[x].
Une montée en puissance coordonnée est donc souhaitable, d’autant plus que le faible prix actuel du pétrole rend plus acceptable et nécessaire de créer ce marché ETS mondial : les conséquences d’un prix généralisé du carbone plus élevé qu’actuellement sont en effet plus facilement supportables pour les entreprises et les ménages dans un contexte de prix du pétrole historiquement faible. Plus grave, un pétrole durablement bon marché pourrait mettre en péril la transition énergétique, en renforçant la compétitivité des énergies fossiles : la taxation du carbone permettrait alors de limiter cet effet rebond, tout en réorientant les investissements pour le développement des énergies décarbonées.
Il est peu probable que la COP de Paris débouche sur la mise en place immédiate d’un prix mondial du carbone. Néanmoins, les contributions des pays membres, auxquelles s’ajoutent la pression du secteur privé et des initiatives à maille locale, formeront sans nul doute la base d’un futur système plus abouti. Dans un monde au réchauffement contenu sous la limite des 2°C, le carbone ne pourra plus être gratuit.
Sources et notes
[i] Voir les articles récents du blog sur l’évaluation des contributions nationales : Etats-Unis, Union Européenne, Russie, Mexique
[ii] Lire à ce sujet la déclaration de la Banque Mondiale du 3 juin 2014 en faveur d’une tarification du carbone :
[iii] Certaines entreprises se sont publiquement engagées pour une action renforcée sur le climat. Certaines ont formé des coalitions, comme We Mean Business, qui rassemble 111 grands groupes, dont certaines des plus grosses capitalisations françaises : EDF, Engie, Total, AXA, Lafarge, L’Oréal, Orange, Schenider Electric, Kerin, Suez Environnement, Veolia… D’autres utilisent déjà un prix du carbone en interne pour l’évaluation de leurs stratégies : elles seraient au moins 150 (dont 66 en Europe) en 2014 d’après le rapport du Carbon Disclosure Projet.
[iv] BG, BP, ENI, Shell, Statoil et Total ont signé le 1er juin 2015 une tribune commune en faveur de l’instauration d’un prix du carbone. Elles y voient notamment une opportunité de développement pour le secteur gazier, moins émetteur de CO2 que le charbon pour la production d’électricité.[iv]
[v] Une taxe pigouvienne (de l’économiste anglais Arthur Pigou qui en fit la première mention en 1920) a pour objectif d’intégrer au coût d’un produit ou d’un service les externalités négatives nécessaires à sa production. Similaire au principe pollueur-payeur, elle réintègre dans le prix du produit les coûts environnmentaux qui seraient autrement supportés par la société dans son ensemble.
[vi] Si le coût global du réchauffement climatique est difficilement quantifiable car certains impacts sont immatériels, les estimations récentes des seuls efforts d’adaptation nécessaires (qui n’englobent donc pas le coût de la limitation des émissions) sont vertigineuses : 150 milliards de dollars par d’ici 2025-2030 puis de 250 à 500 milliards de dollars en 2050, dans le scénario optimiste où suffisamment de mesures seront prises pour limiter le réchauffement à 2°C d’ici 2100 (source :Adaptation Gap Report 2014, PNUE).
[vii] Par exemple, la surallocation de quotas sur le marché carbone européen conjuguée aux effets de la crise économique a conduit à une chute rapide du prix de marché de la tonne de CO2 : après être monté à plus de 30 €/t CO2 en 2006, il s’est effondré jusqu’à passer sous les 5€/t en 2013, alors qu’une augmentation progressive était prévue. De tels niveaux de prix sont beaucoup trop faibleq pour inciter les industriels à investir dans des technologies de réduction de leurs émissions.
[viii] La mise en place d’une fiscalité carbone dans un pays peut réduire sa compétitivité. On parle de « fuite de carbone » lorsque des émissions qui intervenaient à l’origine dans ce pays sont délocalisées dans un pays à la fiscalité environnementale plus avantageuse. Si la tarification carbone a bien eu pour conséquence une baisse des émissions dans le pays où elle a été appliquée, ce n’est pas forcément le cas au niveau global en raison de ces fuites. Pire, le bilan peut être négatif en fonction du contexte local : par exemple, une délocalisation dans un pays aux normes environnementales moins strictes, ou avec un mix énergétique plus carboné (centrales aux charbon) a toutes les chances de conduire à une augmentation des émissions au niveau mondial.
[ix] L’entrée en application du protocole de Kyoto avait ainsi été retardée de plusieurs années (signature le 11 décembre 1997, entrée en vigueur le 16 février 2005), car la condition initiale était qu’au moins 55 Etats représentant plus de 55 % des émissions mondiales le ratifient, ce qui n’a été possible qu’avec le ralliement tardif de la Russie. L’accord de Paris devra donc inclure un nombre important d’Etats dès sa signature.
Source : SIA Partners