Créée en 2009, la jeune pousse française Global Bioenergies développe un procédé innovant, transformant le sucre en isobutène. Une petite révolution qui intéresse au plus haut point les chimistes et les pétroliers.
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Ales Bulc est fatigué. ” Depuis six mois, on n’a pas arrêté ! Et ce n’est pas fini : nous devons livrer les premiers lots avant fin avril. Alors, il y a encore beaucoup de stress ! “ avoue le grand gaillard, les traits tirés. Malgré la couverture nuageuse qui plombe le ciel en cette mi-novembre, ce directeur de projet chez Global Bioenergies aurait pourtant de quoi jubiler. Les derniers tuyaux de l’installation flambant neuve qu’il nous fait visiter viennent tout juste d’être connectés, marquant la fin de la construction du démonstrateur industriel de la start-up française.
Nous sommes à Leuna, à 35 kilomètres de Leipzig, en Allemagne, dans l’unité du Fraunhofer Institute dédiée aux biocarburants. Ici se dressent sur 600 mètres carrés un fermenteur de 6 mètres de haut, un purificateur et une installation de conditionnement, qui ont déjà commencé à ronronner. ” Nous testons actuellement tous les circuits, les capteurs et les vannes, avec de l’eau “, explique Ales Bulc.
Depuis notre visite, une nouvelle étape cruciale a été franchie à Leuna : le 5 décembre, Global Bioenergies a lancé la première production d’isobutène. Il s’agit d’une molécule qui entre dans la composition des caoutchoucs, des plastiques, des lubrifiants et même de l’essence ou du kérosène. Sauf que, ici, elle n’est pas fabriquée à partir d’hydrocarbures, comme d’ordinaire, mais à partir de sucre : une sorte de pétrole vert, si l’on peut dire. C’est une première mondiale. Un rêve de savant fou qui devient réalité.
Le fondateur de Global Bioenergies, lui, ne boude pas son plaisir. Marc Delcourt est de tempérament plutôt calme, mais on sent bien que le démarrage du démonstrateur de Leuna est un événement de la plus haute importance dans la courte vie de la start-up. ” C’est un jour immense ! “, avoue, tout sourire, le normalien de quarante-cinq ans, au lendemain de l’annonce de la fin de la construction – les yeux rivés sur le cours de Bourse de la jeune société, qui, à son grand dam, ne réagit guère ce jour-là.
Innovation révolutionnaire
L’innovation est née dans le cerveau d’un spécialiste français de la biologie de synthèse, Philippe Marlière. ” J’étais en train de travailler sur des schémas réactifs, lorsque j’ai vu apparaître un hydrocarbure comme sous-produit “, raconte aujourd’hui le chercheur de soixante-deux ans. ” Je n’en ai rien fait sur le moment, mais lorsque Marc m’a demandé, en 2008, si je n’avais pas quelque chose sous la main, je l’ai ressorti des tiroirs “. L’entrepreneur, qui vient de quitter Biométhodes, une autre société créée quelques années plus tôt, ne tarde guère à comprendre le potentiel de la découverte. ” Le soir même, il m’appelait, surexcité, au milieu de la nuit : il avait appris que le marché de l’isobutène représentait plusieurs dizaines de milliards de dollars… Je lui ai dit : “Banco, tu crées une société et on partage !” “, raconte Philippe Marlière, qui n’a toutefois pris aucun rôle opérationnel dans l’entreprise.
Huit ans plus tard, Marc Delcourt a réussi à transformer le mémo de 4 pages en réalité industrielle. ” Philippe Marlière a inventé le moyen de modifier des bactéries, de sorte qu’elles transforment le glucose en isobutène “, explique-t-il. ” Une innovation de rupture : jusqu’alors, il semblait impossible d’enseigner à des bactéries comment produire des hydrocarbures. Il a imaginé d’intégrer dans l’ADN des bactéries une voie métabolique originale, constituée d’une succession d’enzymes qui transforment, en plusieurs étapes, les ressources renouvelables en isobutène. “L’innovation est si révolutionnaire que l’entrepreneur n’aura aucun mal à lever les fonds nécessaires pour passer au stade du laboratoire : dès le début de 2009, la start-up lève 3,2 millions d’euros auprès de Masseran Gestion, reprise depuis par Seventure Partners, la filiale de Natixis dédiée aux investissements dans les innovations technologiques.
Sébastien Groyer, directeur d’investissement chez Seventure, est ingénieur en biotechnologie. C’est le troisième larron de l’histoire. ” Presque un cofondateur ! Il a eu du cran, il a pris un risque gigantesque “, insiste Philippe Marlière. L’ investisseur financier n’a pourtant pas beaucoup hésité. ” Quand j’ai vu le projet, ça a tout de suite fait tilt “, raconte-t-il. ” Je suis friand de ces sujets de biotech industrielle, mélanges de biologie et de chimie. C’est un secteur intéressant mais difficile à appréhender. Or l’idée d’un tel métabolisme avec des voies artificielles m’a paru extrêmement innovante, très en avance. “
L’idée de Philippe Marlière présente en outre deux avantages, déterminants aux yeux de ses promoteurs. Par rapport aux autres biocarburants, et notamment le bioéthanol (déjà entré dans l’ère industrielle), l’essence fabriquée avec du bio-isobutène est de la ” vraie essence “. ” Elle peut être ajoutée sans limite dans les réservoirs, alors que l’éthanol a une limite d’incorporation dans l’essence fixée à 10 % “, rappelle Marc Delcourt. Autre atout, l’isobutène est un gaz, ce qui simplifie considérablement sa production par fermentation. ” Les bactéries ne s’intoxiquent pas comme lors d’une production d’un liquide. En outre la purification, c’est-à-dire le processus d’isolement de la molécule d’intérêt, est alors plus facile “, poursuit l’entrepreneur.
” L’attelage était parfait “
Sébastien Groyer est également conquis par les hommes. ” L’attelage était parfait. Un chercheur connu et reconnu dans son domaine, un entrepreneur dans les biotech capable de faire le grand écart entre la science, les marchés, la finance, l’industrie… et, surtout, de faire ce qu’il dit ! “ commente-t-il.
De fait, à partir de là, les succès s’enchaînent pour Global Bioenergies. Sur le plan technique, d’abord. Le concept est rapidement validé en laboratoire, à Evry, puis sur un site pilote, à Pomacle près de Reims, en 2014. Avec le démonstrateur de Leuna, c’est une nouvelle marche, et de taille, qui est franchie. ” Le pilote nous a permis de tester le passage du laboratoire à un environnement industriel. Leuna est à l’inverse une véritable usine miniaturisée, réalisée à partir d’équipements existants “, explique Ales Bulc. Leuna produira 100 tonnes d’isobutène par an, contre 10 tonnes par an sur le pilote de Pomacle.
Pour franchir ces grandes étapes, Marc Delcourt n’est pas peu fier d’avoir embarqué dans l’aventure des anciens du géant mondial DuPont, à commencer par son ex-directeur technique Rick Bockrath, qui, à cinquante-huit ans, venait de partir en préretraite. ” J’ai trouvé leur technologie fascinante “, avoue celui qui a apporté son expérience industrielle à la start-up, et reste l’un de ses piliers.
En attendant la prochaine étape, la construction d’une ou de plusieurs ” vraies usines “, qui produiront 50.000 tonnes d’isobutène par an. La première est déjà en gestation. Elle doit être construite, elle aussi à Pomacle, par une coentreprise baptisée ” IBN-One “, créée avec la coopérative sucrière Cristal Union. Les deux sociétés en ont annoncé le projet mi-2015 et ont déjà commandé les études d’ingénierie. ” Il faut maintenant attendre les retours d’expérience de Leuna, qui valideront les choix industriels “, explique Bernard Chaud, directeur d’IBN-One. Et qui, surtout, permettront de lever les 100 millions d’euros nécessaires à sa construction.
Des partenariats très forts
Jusqu’à présent, financer le développement de Global Bioenergies n’a pas réellement posé de problèmes. ” Nos premiers tours de financement ont même été incroyablement faciles “,commente Marc Delcourt. La start-up a déjà levé 50 millions d’euros auprès d’investisseurs comme Seventure (rejoint en 2013 par CM-CIC Capital Innovation), sur le marché boursier Alternext, où elle est cotée depuis mai 2011, ou encore auprès d’entreprises comme Cristal Union, qui en détient aujourd’hui plus de 5 %. Marc Delcourt a aussi obtenu des financements des Etats français (5,2 millions d’euros) et allemand (5,7 millions) pour ses installations industrielles.
Parallèlement aux succès techniques et financiers, arrivent également les succès commerciaux. Outre Cristal Union, qui voit dans l’innovation de Global Bioenergies un moyen de trouver des débouchés pour sa production de betterave après la fin des quotas sucriers, la société séduit, par exemple, dès 2011 le constructeur automobile allemand Audi ou le chimiste polonais Synthos. ” Des partenariats très forts, avec des industriels qui ont cru en nous ! “, se félicite Thomas Buhl, directeur du développement. Et la liste des industriels qui participent aux recherches, ou qui souhaitent simplement tester l’isobutène produit par Global Bioenergies, s’allonge chaque année de noms prestigieux : les chimistes français Arkema ou suisse Clariant, la coentreprise Arlanxeo créée entre Lanxess et Saudi Aramco dans les caoutchoucs, les suédois Sveaskog (un opérateur forestier), Preem (le premier raffineur du pays) ou Aspen (un spécialiste des carburants spéciaux), et même, cette année, le numéro un mondial des cosmétiques, L’Oréal.
Marc Delcourt serait sur un petit nuage si, depuis deux ans et demi, un élément extérieur ne venait pas gâcher la fête : la dégringolade des prix du pétrole, tombés de 110 dollars le baril mi-2014, à 50 dollars environ ces jours-ci. Combinée à la hausse du prix du sucre, qui a quasiment doublé en dix-huit mois, elle a porté un sacré coup à la rentabilité projetée des usines de Global Bioenergies. ” Toute l’industrie des biocarburants s’est pris le vent de face : les dispositions fiscales en France permettraient d’exploiter le procédé au prix du marché actuel, dans des volumes limités. Mais si nous voulons entrer en concurrence frontale avec le pétrole, il nous faudra un prix du baril supérieur à 100 dollars “, reconnaît Marc Delcourt.
Dans la tempête, la jeune société garde pourtant résolument le cap. Si les carburants représentent aujourd’hui 80 % des débouchés de l’isobutène, Marc Delcourt vise désormais, pour sa première usine, plutôt des marchés de niche, dans les matériaux, les cosmétiques ou les carburants spéciaux, avec des produits premium vendus plus cher. Et, à plus long terme, les dirigeants de Global Bioenergies le martèlent en choeur, les prix du baril finiront bien par remonter, lorsque la chute des investissements des compagnies provoquera un déficit d’offre. Et le marché des biocarburants s’envolera…
En écoutant Marc Delcourt, on a envie d’y croire. Il se voit en ” découvreur d’un monde nouveau “, animé par ” une envie d’aventure, de repousser les frontières “.” Entre épuisement des ressources et réchauffement climatique, nous avançons gentiment vers de grandes catastrophes. Nous ne pouvons pas laisser ce monde horrible à nos enfants “, insiste-t-il. A Leuna, Ales Bulc est sur la même longueur d’onde. ” La vraie question, ce n’est pas le prix du pétrole, mais le changement climatique. Si, dans cinq ans, face à l’afflux de catastrophes naturelles, on se demande s’il y a des options alternatives, eh bien, nous pourrons répondre oui ! Nous serons prêts. “