Le think tank The Shift Project lance ce mardi son « Manifeste pour décarboner l’Europe » d’ici à 2050. Ce texte volontariste s’accompagne d’un plan d’action précis et chiffré.
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Benoit Georges / Chef de service
Signer un accord international sur le climat, c’est bien. Engager des actions concrètes pour le faire respecter, ce serait nettement mieux. C’est le sens du « Manifeste pour décarboner l’Europe » rédigé par le think tank The Shift Project, qui sera lancé officiellement ce mardi à Paris. Porté par l’idée que « l’Europe se doit d’ouvrir la voie de la prochaine révolution industrielle, celle de la sortie des énergies fossiles », le texte a déjà recueilli plus de 1.500 signatures, dont celles de plusieurs dirigeants de grandes entreprises françaises. Parmi ces patrons, dont la liste complète sera révélée aujourd’hui, on trouve par exemple Xavier Huillard, PDG de Vinci, Jean-Dominique Senard, président de Michelin, ou Gauthier Louette, PDG de SPIE. Leurs noms côtoient ceux d’autres personnalités, comme le banquier Philippe Oddo, l’ancien directeur général de la Banque mondiale Bertrand Badré, l’économiste Philippe Aghion ou le climatologue Hervé Le Treut.
« L’Accord de Paris sur le climat est une magnifique boîte très technique, mais c’est une boîte vide avec plein de trous pour en sortir, estime Matthieu Auzanneau, directeur du think tank depuis octobre dernier. Ce qui manque, c’est une stratégie pour mettre en oeuvre ce que prévoit l’accord, c’est-à-dire pour réussir à faire tourner les grands systèmes complexes qui font l’économie sans émission nette de CO2. » La date choisie pour lancer l’initiative ne doit rien au hasard : dans la foulée, le think tank demandera aux candidats à l’élection présidentielle de s’engager, eux aussi, à plaider pour un plan d’action européen.
Pour éviter de faire de ce manifeste une pétition de principe de plus, le texte s’accompagne d’une liste de neuf propositions concrètes . L’un et l’autre sont présentés comme indépendants : signer le manifeste ne signifie pas que l’on soutient l’intégralité des neuf points, qui constitue seulement « la vision du Shift Project » de ce que pourrait être un plan d’action. C’est cette partie-là qui est la plus intéressante d’un point de vue prospectif, car elle offre des pistes concrètes et ambitieuses, avec dans chaque cas un mode d’action et un chiffrement précis. « Nous avons décidé de nous en tenir à moins de dix propositions pour souligner que toutes sont importantes, et pour que le plan puisse être vu et compris dans son ensemble », explique Jean-Marc Jancovici, fondateur et président du Shift Project (et chroniqueur régulier aux « Echos »). L’ensemble des mesures détaillées ci-dessous coûterait entre 250 et 500 milliards d’euros par an, soit un peu moins de 3 % du PIB de l’Union européenne.
Fermer toutes les centrales à charbon européennes
C’est la mesure qui aurait le plus fort impact : l’abandon du charbon pour la production électrique permettrait de réduire les émissions de l’Union européenne de 800 millions de tonnes équivalent CO2, soit près du quart de ce qu’il faudrait pour atteindre l’objectif d’une Europe « zéro carbone ». En outre, l’amélioration de la qualité de l’air qui en résulterait évitera « la mort prématurée de 400.000 citoyens européens par an », affirme The Shift Project. Pour y parvenir, il suggère entre autres de mettre en place un plafond d’émissions pour les installations produisant de l’électricité, de subventionner la fermeture des centrales les plus émettrices et de soutenir la R&D pour la production bas carbone et le stockage du carbone. Quant au coût, il dépendra fortement de la part du nucléaire dans le futur « mix électrique » : évalué à 1.300 milliards d’euros d’ici à 2050 pour une solution 100 % renouvelable, il pourrait descendre à 400 milliards d’euros en remplaçant les centrales à charbon par des centrales nucléaires – une approche défendue de longue date par Jean-Marc Jancovici.
Généraliser la voiture à moins de 2l/100 km
Obliger l’industrie automobile à passer au véhicule économe, mais pas forcément tout électrique : c’est la proposition avancée par le think tank, qui mise sur des plafonds d’émissions pour les véhicules neufs, des subventions pour faciliter le rajeunissement du parc et une augmentation du taux d’imposition sur les carburants, avec en parallèle un soutien à la R&D pour améliorer la performance énergétique des moteurs. Coût estimé : jusqu’à 2.000 milliards d’euros de surinvestissement cumulé sur la période 2015-2050.
Révolutionner le transport urbain
Diviser par deux le recours aux véhicules particuliers dans les villes et à leur périphérie. Là aussi, l’objectif fixé peut sembler ambitieux, mais il est à la mesure du problème : la mobilité urbaine représente environ 40 % des gaz à effet de serre émis par le secteur des transports en Europe, et les embouteillages ont un coût économique de 100 milliards d’euros par an. Encourager le vélo, l’autopartage, le covoiturage et les transports en commun en site propre reviendrait bien moins cher : de 750 à 1.050 milliards d’euros sur la période, soit entre 20 et 30 milliards d’euros par an.
Tripler le réseau de trains à grande vitesse
Pour le transport de personnes, la voie ferrée est la plus vertueuse : moins de 1 % des émissions pour 7 % du volume du transport de passagers. Généraliser les liaisons à grande vitesse entre les grandes métropoles européennes permettrait donc de concurrencer efficacement l’avion et la voiture, et d’économiser 250 millions de tonnes équivalent CO2 en 2050. Cela demanderait de créer ou d’adapter 30.000 km de voies ferrées, soit un coût cumulé estimé entre 1.000 et 1.700 milliards d’euros, selon le rapport – qui, en revanche, n’évoque pas de mesure en faveur du fret ferroviaire.
Inventer l’industrie lourde post-carbone
La « nouvelle révolution industrielle », prophétisée par de nombreux acteurs économiques, doit pour The Shift Project contribuer à réduire les émissions. Trois secteurs sont particulièrement visés : la sidérurgie, la chimie et le ciment. La priorité doit être donnée à l’écoconception, à l’économie circulaire et au développement de nouvelles technologies de production de chaleur. Coût d’ici à 2050 : 300 milliards d’euros.
Rénover l’ensemble du parc de logements anciens
C’est, et de loin, le poste le plus coûteux du programme : isoler de façon optimale la quasi-totalité de l’habitat construit avant 1990, et équiper les logements de systèmes de chauffage décarbonés (pompe à chaleur, bois, solaire…) coûterait entre 140 et 240 milliards d’euros par an, soit la moitié de la facture. Aujourd’hui, les bâtiments sont responsables de 36 % des émissions de CO2. The Shift Project mise sur un financement des travaux par les ménages, avec éventuellement des aides de la collectivité.
Rendre l’immobilier public exemplaire
Le deuxième chantier immobilier du programme concerne les bâtiments publics non résidentiels (bureaux, hôpitaux, écoles…), dont les deux tiers en Europe ont été construits avant 1980. Le plan propose une rénovation systématique, au rythme de 3 % du parc par an, pour un coût total estimé, selon les scénarios, entre 1.200 et 2.200 milliards d’euros sur la période 2015-2050.
Renforcer la forêt pour piéger le carbone
A elles seules, les forêts européennes absorbent 10 % des émissions de gaz à effet de serre. Encourager l’utilisation du bois dans la construction, soutenir les programmes de reforestation et lutter contre l’artificialisation des cultures permettraient une réduction des émissions de l’ordre de 100 millions de tonnes à l’horizon 2050, pour un coût total estimé à 140 milliards d’euros, soit 4 milliards d’euros par an.
Rendre l’agriculture vraiment durable
L’alimentation est aujourd’hui responsable de 30 % des émissions. Diviser par deux le gaspillage, mais aussi privilégier la qualité de la viande à sa quantité (car l’élevage concentre entre 70 et 80 % des émissions directes du secteur agricole) permettrait de réduire les émissions de 135 millions de tonnes. C’est le seul point pour lequel le rapport du Shift Project estime qu’aucun nouvel investissement n’est nécessaire : il suffirait de redistribuer le budget de la politique agricole commune.
Geneviève FERONE CREUZET est Vice-Présidente du Shift Project.
Découvrir le manifeste et le plan dans le détail : decarbonizeurope.org