À Aubervilliers, une équipe de travailleurs en réinsertion et d’agronomes teste la viabilité d’un projet d’agriculture urbaine, de la culture à la distribution. Le tout, à 20 mètres du sol ! Et ça marche très bien.
Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), reportage
C’est le dernier endroit où j’aurais imaginé cultiver des salades… pourtant c’est bien sur le toit d’un centre commercial de chaussures et vêtements dédié aux professionnels que s’est installé le projet CultiCime. Situé à quelques centaines de mètres du périphérique parisien, ce potager urbain se divise en trois parcelles exploitant chacun une zone du toit différente… dont l’une avec vue sur le Sacré-Cœur !
C’est sur ce lopin de terre que se concentrent les efforts de plusieurs travailleurs en réinsertion pilotés par l’association Espaces et Topager. Raphaël et Vultanya s’affairent à cueillir salades et autres haricots, pendant qu’Annie note précisément les quantités recueillies sur une feuille de papier, sur le plan de travail installé dans le coin de la parcelle. « Niveau ensoleillement, on est plutôt bien ici, sourit cette ancienne mosaïste d’art très intéressée par l’écologie urbaine. Et puis le fait que ce genre d’initiatives se développe en proche banlieue, c’est pratique », poursuit la salariée en reconversion, qui habite elle-même en bordure de Paris, à Saint-Mandé (Val-de-Marne).
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- « C’est l’association Topager qui a trouvé ce site et qui forme l’équipe de maraîchers, m’explique Casilde Gratacos, la responsable du projet au sein de l’association Espaces. Nous, on teste notre modèle de réinsertion par l’agriculture urbaine, et eux, ils s’occupent de la conduite des cultures, du semis à la récolte. Tout cela sans pesticides ! » Avec un objectif : réussir à vérifier combien d’emplois peuvent être créés par l’exploitation d’un jardin urbain.
« Inspiré des maraîchers parisiens du XIXe siècle »
Pour exploiter au maximum cet espace de 560 mètres carrés, dont la moitié est cultivée, l’équipe utilise la rotation — c’est à dire l’enchaînement de différentes familles botaniques dans le temps sur une même parcelle. « Ça permet d’éviter que des maladies ne s’installent au même endroit. On brouille un peu les pistes », précise Nicolas Bel, le fondateur de Topager, une entreprise spécialisée dans l’agriculture urbaine. Ce matin, justement, Flore, la chef de culture, effectue un semis de roquette à l’aide d’un semoir six-rangs. Grâce à un aller-retour sur la petite bande de terre, douze rangs de roquette vont pousser ici. « Toute la taille des rangs a été travaillée pour être la plus efficace possible », note Nicolas Bel, qui a pour modèles Jean-Martin Fortier, un cultivateur québécois, et Eliot Coleman, un pionnier états-unien de l’agriculture biologique. « Eux-mêmes se sont inspirés des maraîchers parisiens du XIXe siècle. »
Au bord des cultures, plusieurs zones ne sont pas cultivées, à dessein. « Les prédateurs peuvent s’y développer pour manger les ravageurs qui grignotent les cultures. Par exemple, les coccinelles qui viennent se nourrir de pucerons », explique Nicolas. Pendant que nous discutons, il ouvre le grand bac à compost et se met à triturer son contenu à la recherche de vers de terre. « À chaque fois que je vais dans un de nos potagers, je prends un ver du compost pour le déposer dans le bac d’un autre site. Ça permet de faire du brassage entre les sites, et de créer des vers de compétition », sourit l’ingénieur. De quoi les rendre à la fois efficaces et résistants — surtout en cas de gel l’hiver.
Pour maximiser les rendements, l’équipe pratique aussi les associations de culture. « Par exemple, on plante du basilic et des tomates au même endroit. D’ailleurs, ça a hyper bien marché. Le basilic apporte de la fraîcheur aux tomates et les plants font un peu d’ombre au basilic », m’indique Nicolas. « On s’est aperçu ici qu’on avait un rendement supérieur sur un mètre carré que si l’on avait cultivé un mètre carré de basilic et un mètre carré de tomates séparément », dit Casilde Gratacos. Mais malgré ces techniques de culture naturelles et sans pesticide, les légumes de CultiCime n’ont pas le droit d’être étiquetés bio. « Il faut être ancré dans le sol pour pouvoir l’être »,explique Casilde, qui ne juge pas essentiel d’être étiqueté AB. « À notre avis, il faudrait surtout travailler sur un label d’agriculture urbaine. »
« Nous croyons à une agriculture intégrée dans l’économie circulaire »
En attendant d’être disponible sous un label dédié dans les magasins bio parisiens, l’équipe du projet explore tous les circuits de distribution. « Des stands, des restaurants, des épiceries bio, des paniers… On a tout testé ! Mais le modèle que l’on vise, c’est la vente directe », résume Casilde. Ils peuvent compter sur les revenus réguliers que leur apporte la vente de paniers aux sièges de Veolia et de la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte) situés en face du potager. La Fondation de l’entreprise Veolia, tout comme celles des sociétés Placoplâtre, Vinci et Adecco, a mis la main au porte-monnaie pour financer le projet, avec le concours d’un fonds de confiance France active. Mais les liens ne s’arrêtent pas là : les jardiniers de CultiCime collectent également les déchets organiques du restaurant d’entreprise de Veolia.
Un élément qui paraît anodin mais qui reflète en réalité toute la philosophie du projet, selon Casilde : « Nous croyons à une agriculture intégrée dans l’économie circulaire, capable de rendre beaucoup de services. Pour prendre l’exemple des déchets organiques, ils représentent un tiers des déchets ménagers. Leur collecte et leur recyclage via le compost, ce sont des camions poubelles en moins, des incinérateurs en moins… » La liste des externalités positives produites par un tel potager ne s’arrête pas là. « La toiture végétale rafraîchit le bâtiment l’été, elle a une incidence sur la qualité de l’air et puis c’est très utile en matière de rétention d’eau en cas de grosses pluies. On pourrait rémunérer ce type de services écosystémiques », rêve même la salariée de l’association Espaces.
C’est peut-être même la clé pour pérenniser ce type d’agriculture, qui, sur un tel site, n’est pas rentable si l’on s’en tient à la vente de légumes. « Ici, nous cultivons un peu plus de 500 mètres carrés, il en faudrait environ 2.500 pour pouvoir commencer à s’en sortir. Mais ce projet nous fournit justement des données pour dimensionner un projet véritablement rentable », explique Casilde Gratacos. Surtout que le projet CultiCime fonctionne dans un environnement contraint. « Le fait que le potager soit éclaté en trois parcelles résulte en une perte de temps, ne serait-ce que pour bouger les outils », regrette la responsable associative, qui engrange toutefois des connaissances pour d’autres projets. « La collecte des déchets organiques, la mise en place des circuits de distribution… Tout cela pourrait être pensé en amont. »
Les premiers résultats de l’expérience sont encourageants. « On a déjà une productivité bien meilleure que ce qu’on peut voir en champ ou en ville, sur d’autres potagers », s’enthousiasme Casilde. De quoi donner une bouffée d’optimisme quant à l’exploitation des 33 hectares dédiés à l’agriculture urbaine qu’Anne Hidalgo s’est engagée à mettre à disposition à Paris. Les résultats obtenus par Espaces et Topager serviront d’ailleurs de base à la mise en œuvre de l’un de leurs prochains chantiers : la transformation du toit de l’Opéra Bastille et celui du Stream Building, à Paris, en ferme maraîchère de fruits, de légumes et de fleurs.
13 novembre 2017 / Martin Cadoret (Reporterre)