Plus dense, mixte, d’emblée piétonne et économe en énergie, l’organisation spontanée des « quartiers informels » inspire les nouveaux modèles de développement urbain.
Et si le prince Charles avait eu raison ? Il y a cinq ans, dans son livre « Harmony », sorti dans la foulée du film « Slumdog Millionaire », il vantait « l’organisation intuitivement supérieure » de Dharavi (Inde), le plus grand bidonville d’Asie, fort de 1 million d’habitants. L’héritier du trône britannique comparait les développements immobiliers « fragmentés et déstructurés » des nations occidentales à « l’ordre et l’harmonie » qui règnent dans ces quartiers poussiéreux. Livrés à eux-mêmes dans un environnement hostile, délaissés par les autorités, les résidents ordonnent intuitivement une façon efficace de vivre ensemble, constatait-il. Ils recyclent leurs déchets, construisent leur habitat avec les matériaux qui leur tombent sous la main et élèvent la solidarité en principe d’aménagement durable. « Nous avons beaucoup à apprendre sur la façon dont les systèmes complexes peuvent s’auto-organiser autour du capital communautaire pour créer des ensembles harmonieux », avait-il lâché aux médias, incrédules, en marge de l’ouverture des Jeux du Commonwealth dans la capitale indienne, New Delhi.
Des chercheurs emboîtent aujourd’hui le pas princier. « Ces quartiers informels ne sont pas inférieurs à la ville officielle. Ils sont la ville “off”, comme les festivals en marge du calendrier : des lieux qui se construisent spontanément avec la seule compétence des habitants, sans urbanistes ni architectes, et qui n’ont comme seule visée que de parvenir à vivre collectivement le mieux possible », estime Valérie Clerc, chercheuse à l’Institut de recherche pour le développement.
Les panoramas urbains comparés qu’elle présente lors de séminaires font toujours sensation. Elle y montre des ressemblances troublantes entre certains de ces bidonvilles et les plus belles rues d’Antibes, de Santorin, de Saint-Paul-de-Vence, de Rome ou de Barcelone ! « L’hygiène n’y est pas décente, mais leur agencement calque le modèle des villes durables : compactes, denses, piétonnes, aux rues étroites et ombragées, mélangeant habilement emploi et habitat dans un espace public partagé entre tous qui solidifie les liens sociaux », décrit la chercheuse. Vue du ciel, la morphologie de ces quartiers fait apparaître des évidences fonctionnelles, comme la sauvegarde de surfaces paysannes pour alimenter des marchés de proximité, la géométrie des rues, facilitant l’orientation dans ces dédales sans noms, et l’optimisation de l’espace : 90 % au moins des surfaces disponibles sont occupées, avec une densité qui peut atteindre 300.000 habitants au kilomètre carré, soit 15 fois celle de Paris.
Intégrer plutôt que détruire
Aujourd’hui, 40 % de l’expansion urbaine mondiale se fait dans des bidonvilles de façon « rapide et incontrôlée », selon le rapport « Global Risks 2015 » publié l’an dernier par le Forum économique mondial de Davos. « C’est un mouvement irrésistible », observe Julien Damon, professeur associé du master urbanisme à Science po et chroniqueur aux « Echos ». Un tiers de la population citadine, soit plus de 1 milliard d’humains, s’entasse déjà dans les périphéries urbaines, et la proportion devrait atteindre 40 % en 2030. C’est déjà le cas au Caire, où le foncier public disponible en périphérie, les propriétés institutionnelles abandonnées et les terrains non constructibles ont été illégalement urbanisés, partageant les décideurs politiques entre stratégie de « bulldozérisation », de laisser-faire ou de régularisation. « Ce qui fait hésiter les autorités, outre la pression démographique que les politiques publiques peinent à suivre, c’est l’exemple vivant que fournissent ces bidonvilles en matière d’adaptation de la ville à ses propres contraintes, explique Valérie Clerc. Ils réinventent l’espace urbain. On doit donc travailler à leur intégration plutôt qu’à leur destruction », milite-t-elle.
Medellin est l’une des premières à s’y être essayée. En 2003, la deuxième ville de Colombie a mis en service une ligne téléphérique pour relier faubourgs déshérités et centre-ville. Le bouleversement a été tel pour ses 45.000 usagers quotidiens qu’une deuxième ligne a été fournie par le groupe français Poma, en 2008, puis un escalier mécanique géant en 2012 pour relier les flancs de la « Comuna 13 », alors connue comme le bidonville le plus violent de la ville. L’extrême pauvreté n’a pas été éradiquée, mais le désenclavement (le centre n’est plus qu’à une dizaine de minutes, contre plusieurs heures auparavant) et les aménagements publics qui ont accompagné ces investissements (voie d’accès bitumée, création d’écoles, de logements et d’espaces verts) ont créé des nouveaux liens qui raniment la périphérie oubliée.
L’exemple fait tache d’huile. Après Medellin, Caracas et Rio de Janeiro ont inauguré leur « métrocable » avec le même succès et interpellé nombre d’urbanistes et d’industriels sur le potentiel économique durable des bidonvilles. Depuis bientôt quatre ans, Lafarge teste grandeur nature une organisation logistique pour livrer en tricycle du béton à prise retardée avec des seaux de 15 litres dans les rues étroites de Dharavi. « Ce conditionnement laisse entrevoir un énorme potentiel », explique le groupe, qui lorgne les 10 millions de logements neufs dont aura besoin l’Inde chaque année d’ici à 2030.
L’accès à l’électricité est l’autre condition de l’intégration des villes « off ». « Sans énergie, pas d’eau potable, pas de transport, pas de cuisson, pas de chauffage ni de lumière dans les maisons, les écoles et les centres de santé, pas de communication et encore moins d’hygiène », explique Hervé Gouyet, président de l’ONG Electriciens sans frontières. « Comme au Caire, qui a fait le choix de chauffe-eau solaires pour ressusciter ses habitats pauvres, les projets de réhabilitation des bidonvilles introduisent la question climatique, apprécie Valérie Clerc. Les formes urbaines qui en naissent sont souvent plus durables que dans les quartiers planifiés, intégrant des rues étroites, une densité, une compacité et une morphologie qui atténuent le stress thermique et accroissent le potentiel d’efficacité énergétique. » Un comble : rattrapés par l’expansion des villes officielles, certains de ces bidonvilles réhabilités sont désormais plus prisés que les quartiers centraux.
[box] Chronologie 1931. Le mot « bidonville » apparaît pour la première fois, dans « La Voix du Tunisien », pour décrire un quartier construit par des travailleurs précaires avec des matériaux de récupération. 1953. Les premières baraques de fortune sont élevées à Nanterre pour les immigrants arrivant en masse d’Algérie. 14.000 personnes y vivent dix ans après, dans le plus grand bidonville du pays. 1964. Une première loi est votée en France pour résorber les bidonvilles, mais il faudra attendre la loi Vivien en 1970 pour que de vraies mesures soient prises. 1976. Les derniers bidonvilles, installés à Nice et à Champigny, disparaissent du paysage français. 2000. Le taux d’urbanisation des pays en voie de développement dépasse 40 % (27 % en 1975). Un tiers des citadins de la planète vivent dans un bidonville. 2008. Le cap du milliard d’habitants précaires est franchi. 2030. La population des bidonvilles atteindrait 2 milliards d’individus dans le monde.[/box]
Source : Paul Molga pour Les Echos