Cultiver bio, élever des abeilles, sensibiliser les enfants au bien manger… un artiste apiculteur humaniste veut valoriser les cultures locales.
Détecté sur :
Le champ est vaste, fraîchement labouré et divisé en parcelles concentriques, couvertes en alternance d’herbes folles et de pousses drues bien alignées. Au total, trois hectares de terres arables… encadrées de barres d’immeubles.
Olivier Darné sillonne joyeusement les allées en dessinant dans les airs ce à quoi tout cela va ressembler, d’ici à quelques mois : « Là on va monter la serre pour les semis ; cette roulotte, c’est notre cuisine mobile, bientôt fonctionnelle ; ça, c’est la prairie mellifère ; et ici, entre les arbres, on va mettre les abeilles. »
« A l’époque, on cultivait les salades et autres légumes sous cloche de verre. On produisait 250 tonnes à l’hectare » René Kersanté, ancien exploitant
Nous sommes dans le « 9-3 », à Saint-Denis, l’une des villes les plus peuplées d’Ile-de-France, sur un site unique : la dernière ferme en activité aux portes de Paris. Planqué derrière un muret surmonté de grillage, jouxtant un McDo et une avenue où les voitures filent à toute allure, ce lopin a miraculeusement été préservé de toute construction immobilière.
C’était, jusqu’en 2016, le royaume de René Kersanté, maraîcher issu d’une famille bretonne venue s’installer ici en 1920. Les pourtours de Paris n’étaient alors que champs, cultivés selon des techniques de microculture intensive qui permettaient de subvenir presque entièrement aux besoins franciliens.
« A l’époque, on cultivait les salades et autres légumes sous cloche de verre, raconte Kersanté, aujourd’hui septuagénaire ; on produisait 250 tonnes à l’hectare et, tous les jours, ma mère partait dans la nuit avec sa charrette pour vendre les légumes aux Halles, et revenait chargée de crottin des abattoirs, pour nourrir les terres. C’était un cycle court, continu et fécond. »
En moins d’un siècle, l’urbanisation a eu raison de l’agriculture locale, les maraîchers de Saint-Denis se sont envolés, et René Kersanté a vu les champs voisins avalés par les routes et les tours – à l’exception des petits jardins ouvriers mitoyens. Quand, en 2016, ce dernier des Mohicans de la terre a annoncé qu’il prenait sa retraite, la mairie, propriétaire des sols, a lancé un appel à projets de reprise.
Dionysien pur jus
Natif de Saint-Denis et amoureux de sa ville, Olivier Darné ne pouvait laisser passer l’occasion. Difficile de cerner ce qu’est le métier de cet homme en ébullition perpétuelle : un artiste plasticien, d’abord, qui s’est lancé dans l’apiculture il y a vingt ans par fascination pour les abeilles bien plus que pour le miel.
« Ce qui m’intéresse, c’est la vie de la ruche et son rapport au monde, explique-t-il. La ruche est un espace politique, un lieu d’interactions et d’interdépendance – comme la ville. Comprendre l’essaim, travailler avec le vivant, cela donne des clés pour aborder la façon dont on lit et dont on participe à la cité. »
Polliniser, nourrir, activer le territoire : tels sont les maîtres mots de ce Dionysien pur jus, qui a convaincu son maire communiste, en 2000, d’installer son premier rucher expérimental, et posé, depuis, plus de cent ruches sur les toits de la ville (soit quelque 8 millions d’abeilles). Il crée le collectif du Parti poétique en 2004, baptise son QG « Zone sensible », nomme son miel « Miel béton » parce qu’un gamin de la cité l’a trouvé « béton », et fomente multiples installations artistiques qui interrogent le paysage, le genre urbain, le vivre-ensemble.
L’Académie de cuisine aux Francs-Moisins
Scrutant ses bestioles, qui peuvent butiner sur trois à quatre kilomètres à la ronde et ramener à domicile jusqu’à 250 pollens différents (soit dix fois plus que dans certaines zones rurales), il se penche sur la question de la biodiversité, tant botanique que socioculturelle.
Et en vient évidemment à l’alimentation. Car, martèle-t-il, « manger est politique ». « A Saint-Denis, la diversité est réelle : 135 nationalités différentes, un savoir-faire culinaire formidable, mais aucune réciprocité culturelle ou économique entre les quartiers populaires et le quartier d’affaires qui s’est développé autour du Stade de France. »
Germe alors l’idée d’une « Académie de cuisine » en pleine cité des Francs-Moisins, pour valoriser et former les mères nourricières, les invisibles « reines de Saint-Denis », comme il les appelle. Articulée autour des thèmes « nature, culture, nourriture », l’Académie produira également 200 repas par jour, pour alimenter les entreprises alentour et créer des ponts entre ces « mondes ».
Aussi persuasif que créatif, Olivier Darné a même convaincu Alain Ducasse de s’embarquer avec lui dans l’aventure. Le chef multi-étoilé évoque d’ailleurs le projet et la ferme de Kersanté, dans son dernier ouvrage Manger est un acte citoyen (Ed. Les liens qui libèrent, 217 p., 17,50 €).
Jardin aromatiques
Darné connaît bien Kersanté. Il a maintes fois arpenté les rangs de salades en sa compagnie, échangeant sur le passé et l’avenir de l’agriculture urbaine. Rien de plus naturel, donc, pour lui, que de postuler pour la reprise de la ferme, quand la mairie de Saint-Denis lance son concours en mai 2016. Mais il ne s’attendait pas vraiment à ce que son projet soit retenu.
Darné obtient pourtant un bail agricole de vingt-cinq ans, qu’il propose d’exploiter conjointement, rentabilité oblige, avec l’équipe de la Ferme de Gally (basée à Saint-Cyr-l’Ecole) : sur les deux tiers du terrain, celle-ci produira des légumes pour la vente maraîchère de proximité. Sur l’hectare restant, Darné et ses acolytes du Parti poétique pratiqueront la permaculture, cultiveront de quoi alimenter la future Académie de cuisine, sans oublier la population, et faire la part belle à la biodiversité et aux abeilles.
Sculptures apicoles, jardin aromatiques, école d’art et de cuisine pour les enfants, agroforesterie, lombricompostage sont au programme. Mais les ambitions d’Olivier Darné, qui n’aime rien tant que « faire ce qu’[il] ne sait pas encore faire », ne s’arrêtent pas là. Il veut tisser des liens entre artistes, chercheurs et cuisiniers en les invitant en résidence sur sa nouvelle Zone sensible ; réfléchit à une façon d’acheminer les légumes jusqu’à Paris via sa « ligne de vie », la ligne 13 du métropolitain.
« Je voudrais que cette ferme soit un lieu de production de pensées et de nourritures. Qu’elle devienne un bien commun. » Olivier Darné
Surtout, il espère, avec sa vision agro-socio-artistico-culturelle un peu folle, créer de l’activité dans sa ville, à travers le goût retrouvé des bonnes choses : « Je voudrais que cette ferme, la dernière ferme aux portes de Paris, reste à jamais une terre nourricière, qu’elle soit un lieu de production de pensées et de nourritures. Qu’elle devienne un bien commun, où la permaculture des esprits remplace la monoculture ambiante. Qu’elle soit une ferme des cultures du monde, un révélateur du commun plutôt que de l’entre-soi. Un centre d’art d’un nouveau genre, véritable œuvre relationnelle qui nourrirait l’esprit et le ventre. »
René Kersanté, qui habite toujours sur place, observe tout ce remue-ménage d’un œil amusé : « Ce n’est pas très rentable, tout ça, mais, une chose est sûre, ça amène de la vie ! » Et si c’était aussi cela, le rôle d’une ferme « sensible », au cœur de la ville ?