Pour l’architecte et urbaniste, la ville est, elle aussi, porteuse d’inégalités et d’ostracisme, à l’image de la société. Améliorer l’espace urbain serait une preuve de notre degré de civilisation, pour les SDF, mais aussi pour tous ceux qui sont vulnérables : les personnes âgées, les enfants, les handicapés.
La façon dont les SDF trouvent, ou pas, leur place dans l’espace public ne révèle-t-elle pas l’état de notre société ? Architecte, urbaniste et anthropologue, Chantal Deckmyn a livré, l’an dernier, une étude inédite sur les sans-abri dans la ville (1). Alors que le froid va remettre dans l’actualité les impératifs d’hébergement, la condition faite aux SDF révèle des problèmes qui vont bien au-delà de leur cas.
Pourquoi étudier l’espace public à travers le prisme des sans domicile fixe ?
Je ne suis pas partie de l’espace public pour arriver aux SDF : je suis partie de la situation concrète des SDF, et c’est à partir de là que je suis arrivée à l’espace public. Nous jouissons tous d’un espace privé qui accueille notre intimité. Nous allons d’un espace privé, notre domicile, à un autre, celui du travail, et pour cela, nous traversons l’espace public. Nous avons plusieurs scènes de vie. Les SDF, eux, n’en ont qu’une. Ils sont réduits à habiter l’espace public. Ils n’ont pas d’autre lieu où se retirer pour se refaire, se reconstituer ou soustraire aux regards les gestes de l’intimité.
Vu la façon dont l’espace public évolue, plus sécuritaire, plus défensive, peut-on dire que leur situation se dégrade ?
C’est évident, et pas seulement parce que l’on place des piques ou des barrières dès qu’il y a un interstice où ils pourraient se mettre. Mais tout simplement parce que l’espace public perd toute espèce de porosité, de repli. Il devient parfaitement lisse. Dans les opérations urbaines actuelles, les rez-de-chaussée sont complètement muets, aveugles. Il n’y a plus que des gaines techniques, des garages, etc. L’espace public devient complètement inhabitable.
«Habiter» l’espace public, ce serait quoi ?
Trouver un endroit où l’on peut se «nicher», ou s’adosser, regarder le monde qui fait sa vie, se reposer, s’asseoir.
Se reposer ou s’asseoir, cela concerne n’importe qui ayant un coup de fatigue ou même un sandwich à manger. Avoir des bancs sert à tout le monde…
Des bancs, des rebords, ne serait-ce que ça, des escaliers, des anfractuosités. Il y a plein d’endroits où l’on peut se poser, voire dormir.
La ville ancienne serait plus accueillante que la ville moderne ?
Je résiste à parler de ville ancienne ou actuelle parce que c’est d’abord une question de forme de ville. Tant que les espaces publics et privés forment des creux et des pleins, tant que la ville est tramée par des rues qui se croisent indéfiniment, ça va. Cette ville-là est d’ailleurs la seule possible pour les SDF. Voit-on des SDF dans des lotissements, dans les cités ? Il n’y a tout simplement pas d’espace où ils puissent rester.
C’est ce que vous appelez la «pliure» ? L’endroit où le mur d’une façade touche le sol de la rue ?
Dans les résidences, cette pliure n’existe plus parce qu’il n’y a plus d’espace public. L’espace entre les maisons ou les immeubles devient indéfinissable. Ce qui est très beau lorsque cette pliure existe, c’est qu’on comprend à quel point le privé et le public s’emboîtent l’un dans l’autre. Une rue, ça n’est pas qu’une chaussée et deux trottoirs. Tout le chatoiement de la rue, toute son animation, tout son intérêt, ce qui fait qu’on a envie d’aller jusqu’au prochain croisement, c’est la variété des façades, c’est-à-dire des espaces privés qui donnent sur cet espace public. C’est ce qu’on voit dans la ville continue, lorsque les parcelles ne sont pas démesurées et qu’on a encore ce commerce en rez-de-chaussée qui fait un cadeau fabuleux à la rue. La pliure, c’est l’endroit où se trouvent les seuils, par où passent tous les flux, où tout se négocie entre privé et public. C’est à cet endroit-là que les SDF s’adossent. Nombreuses sont les opérations d’urbanisme dans lesquelles cet espace a disparu, et quand il existe, l’uniformité des rez-de-chaussée sur des centaines de mètres fait qu’on n’est nulle part et qu’on s’ennuie à mourir en les parcourant.
Donc la façon dont les sans-abri arrivent à se faire une place dans l’espace public serait un indicateur de sa qualité ?
Les SDF ne sont pas différents de nous. Cela pourrait être moi, à qui il serait arrivé une séparation, une perte d’emploi, des troubles psychiques. Cela peut arriver absolument à n’importe qui. Les sans-abri ont tous des histoires différentes, mais la situation dans laquelle ils se trouvent fait que dans la société, ils sont les plus vulnérables. Qu’est-ce qu’un espace public ? Un endroit qui permet à tout le monde de coexister, y compris les plus vulnérables. C’est un indicateur de sa qualité. Dans les modes de vie actuels, où la mobilité est de rigueur, où l’on habite à 50 kilomètres de là où l’on travaille, où l’on parcourt des ronds-points, où l’on met sa voiture dans son garage et on prend l’ascenseur, on se trouve hors-sol. Cette existence-là est tout à fait possible dans notre vie actuelle, mais elle est réservée à un nombre de gens de plus en plus restreint. A l’inverse, plus on est réduit à son propre corps, à ses vêtements, à ses pieds, à n’avoir que tout son capital sur soi, plus on a besoin d’un support et de pouvoir s’appuyer sur ce bien commun qu’est l’espace public.
Vous évoquez ce qui se passe entre les sans-abri et les passants, et vous dites que pour que cette cohabitation, ces regards soient possibles, l’espace public est capital…
Un sans-abri peut craindre le regard du passant, lequel peut être terrorisé par le sans-abri qui lui présente quand même un reflet de ce qui peut lui arriver. Si l’espace public joue son rôle en accueillant beaucoup de populations différentes, une sorte de régulation se fait. Alors que dans un espace complètement désert, avec une population homogène, un seul type différent, et c’est le choc. C’est la variété des situations, des intérêts, des personnes qui génère un autre mouvement. S’il y a des enfants, des personnes âgées, si l’on est dans une certaine mixité, le plus pauvre aura l’air moins pauvre que s’il est tout seul parmi des riches. Dans la ville passante, un SDF est là parmi les autres. Certains passent, d’autres restent, c’est une sorte de camouflage tranquille.
Quand vous préconisez de démonter tous les dispositifs «anti-SDF», n’êtes-vous pas en pleine utopie ?
Ce n’est pas de l’utopie parce que c’est contraire au droit de l’urbanisme. On a le droit de clôturer, mais pas avec une grille munie de pointes dangereuses et pas même avec une haie d’épineux. Ces dispositifs sont en soi illégaux.
Les choix de mobiliers urbains de l’autorité publique vont pourtant dans ce sens-là…
Nous voyons notre société aller vers de plus en plus d’ostracisme, d’inégalités, de non-fraternité et de non-liberté alors que nous avons, malgré tout, une devise républicaine qui dit le contraire. Si on tient pour fatal l’état de fait, on l’encourage.
Vous proposez un certain nombre d’équipements, que vous destinez plutôt aux SDF, mais qui peuvent aussi servir à tous : horloges, fontaines, kiosques multiservices. Tout le monde y gagnerait ?
Evidemment, et c’est pour cela qu’il est aberrant que l’on n’aille pas vers un meilleur espace public. C’est toujours de la punition collective avec un déficit important côté résultats. La «sécurisation» de l’espace public, le fait de vouloir rendre l’espace clean entre autres pour le tourisme, entraîne de l’insécurité. Si on améliorait l’espace public, cela profiterait à tout le monde.
Les SDF sont quand même dans une situation beaucoup plus précaire que les autres ?
Pour l’espace public, il n’y a pas de différence entre les SDF, les gens âgés, les enfants, les travailleurs qui sont dehors. Les SDF ont plus de besoins que d’autres parce qu’ils sont en plus mauvais état de santé. Leur espérance de vie est de 47 ans, 42 pour les femmes. Améliorer leurs conditions de vie, c’est une urgence, et si on ne peut pas jouer sur les causes qui les amènent dans cette situation, on peut améliorer les conditions dans lesquelles ils se trouvent.
Comment ?
En restaurant les qualités de l’espace public qui, par définition, assemble les gens les plus différents, et prend soin d’eux. Dans la suite de l’étude, nous travaillons maintenant à un manuel pratique qui détaille des préconisations pour restituer son hospitalité à l’espace public. L’espace public est un bien commun, qui joue un rôle de tiers régulateur, et nous avons toujours besoin d’un tiers pour nous éviter de fusionner avec les autres ou de nous entretuer. L’espace public est ce contenant et ce tiers qui permet aux gens d’être ensemble. C’est la belle phrase de Hannah Arendt qui dit : «L’espace public, c’est ce qui nous empêche de tomber les uns sur les autres.»
Le SDF pourrait être l’indicateur de notre degré de civilisation ?
L’attention que l’on porte aux plus vulnérables est toujours une mesure de la civilisation.
(1) La Place des SDF dans la ville, réalisé dans le cadre de Lire la ville 2, financé par la Fondation Abbé-Pierre, la Fondation PSA et Habitat alternatif social.
Source : Libération