Nos poubelles regorgent de richesses, c’est un fait entendu. Mais nous ne sommes pas les seuls au courant. Pour les réseaux occultes, c’est le nouveau marché à la mode. Un marché crado, mais qui rapporte gros.
La casse du siècle à La Réunion : 250 tonnes de moteurs, pistons et autres pièces détachées d’épaves allaient souquer vers l’Inde, lorsque les douanes ont intercepté les quatorze conteneurs, le 27 mai dernier, au Grand Port maritime de l’île. Ces débris de VHU (véhicules hors d’usage) n’avaient pas été dépollués dans les règles, par des casses agréées. Dans les conteneurs : des déchets dangereux, pouvant contenir des métaux lourds, des huiles ou des carburants. Or, leur exportation depuis les pays riches membres de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), qui produisent 75 % des déchets dangereux, est interdite par la convention de Bâle, qui réglemente leur circulation. En effet, soit les pays en développement n’ont pas les moyens de les traiter, au risque d’entraîner un scandale comme celui du Probo Koala, en Côte d’Ivoire (Lire encadré) ; soit ils le font dans des conditions parfois déplorables. 100 000 personnes travaillent à Guiyu, la plus grande décharge chinoise de déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE), et beaucoup sont des enfants. D’après une étude scientifique, 80 % souffrent de maladies respiratoires qui sont dues aux émanations de produits chimiques libérés lorsque le plastique est brûlé pour récupérer les métaux, notamment le cuivre.
E-bidules et e-ordures
Pourtant, le commerce mondial des détritus pète le feu, tant du côté de son versant « propre » (Lire notre épisode 1, Terra eco n° 48, juin 2013) que de son côté obscur. En partie pour les mêmes raisons : d’un côté, notre consommation effrénée, en particulier d’e-bidules, dont la quantité d’e-ordures générée croît trois fois plus vite que celle d’autres catégories de déchets. De l’autre, des pays émergents en plein boom, particulièrement friands d’objets et de matières qui, en Occident, partent garnir nos poubelles. La Chine recevrait notamment 80 % des DEEE américains. « Ce n’est pas un hasard si Guiyu se trouve si près des usines où les Ipads sont fabriqués », souligne Adam Minter, journaliste en Chine et spécialiste des déchets, dans l’hebdomadaire The Economist.
Les trafics illégaux sont, par définition, méconnus. Mais pour Europol, l’agence des polices européennes, les déchets sont « l’un des secteurs du crime organisé ayant la croissance la plus rapide ». En 2011, il aurait généré 4 milliards d’euros de bénéfices pour les « écomafias » d’Europe. Et le nombre de délits, la partie émergée de l’iceberg, augmente en flèche. En France, les infractions relatives aux déchets dangereux ont quasiment triplé l’an dernier, indique l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp), en exclusivité pour Terra eco. Soit 1 545 infractions en 2012, dont une bonne partie concernent les trafics, contre 569 l’année précédente, relève ce service de la Gendarmerie nationale.
Les saisies décollent
« A la différence des autres trafics illégaux, comme celui des stupéfiants, c’est nous qui exportons », note le colonel Bruno Manin, de l’Oclaesp. D’abord vers notre « périphérie » (Balkans, Europe de l’Est), puis vers l’Afrique et l’Asie. « Au Havre (Seine-Maritime), les saisies de déchets dangereux ont été multipliées par quatre en quatre ans, indique Bruno Hamon, directeur régional adjoint des douanes du premier port français. La trentaine de cas l’an dernier concernait principalement des e-déchets et des VHU à destination de l’Afrique, où l’on répare et réutilise autant que possible. » Le Secrétariat de la convention de Bâle (2011) évaluait à 250 000 tonnes les exportations illégales de DEEE vers les pays d’Afrique de l’Ouest. Ils y sont souvent écoulés comme des produits d’occasion : au Ghana, 30 % des équipements électriques et électroniques importés étaient en fait hors service.
Et ce n’est sans doute qu’un rebut, heu… qu’un début, estime Europol dans son dernier rapport : d’une part, « l’augmentation de la quantité de déchets et le coût élevé de leur traitement attire » les gangs. D’autre part, « l’actuelle crise économique pousse les entreprises à réduire leurs coûts de production et pourrait encourager le recours aux groupes de crime organisé, qui offrent leurs services pour traiter ou revendre illégalement les déchets ». Selon l’ONG Legambiente, en Italie, les entreprises « payent environ 60 000 euros pour faire traiter légalement un conteneur de 15 000 tonnes de déchets dangereux. La même quantité peut être traitée illégalement pour 5 000 euros en Asie ».
Fuite des matières stratégiques
« C’est l’effet pervers d’une réglementation plus draconienne et indispensable, abonde Bruno Manin.Plus la tonne traitée est chère, plus la tentation est grande de frauder. » L’exemple des vieilles voitures nous éclaire pleins phares : d’un côté, les primes à la casse ont fait redémarrer artificiellement les ventes, chamboulant la filière légale de recyclage – casses submergées, prix des pièces détachées en chute libre… De l’autre, la réglementation européenne impose un taux minimum de réutilisation et de recyclage de 85 % en 2015, ce qui nécessite d’investir pour démanteler et dépolluer des véhicules de plus en plus complexes, avec électronique embarquée. Résultat : sur un gisement de 2,3 millions de VHU, plus de 800 000 échapperaient aux centres légaux ! C’est une concurrence déloyale pour la filière, un manque de recettes fiscales pour l’Etat, et une fuite des matières stratégiques. Aussi le gouvernement a-t-il lancé, en novembre dernier, une action contre les centres illégaux.
Même problème pour les DEEE : « Seulement 30 % des e-déchets sont collectés, on ne sait pas où finit le reste, explique Camille Lecomte, chargée de campagne pour l’ONG Les amis de la Terre.Une étude toujours en cours à l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) montrerait que la majorité est démantelée en France, mais par des réseaux non agréés. »
Qui sont ces dealers de déchets ? Pour le colonel Manin, « cela reste de la criminalité entrepreneuriale. Les marchés publics ne sont pas gangrenés par des mafias très organisées, ayant des ramifications politiques ». Certaines affaires, comme celle visant depuis 2009 les frères Alexandre et Jean-Noël Guérini, à Marseille, empestent les trafics de déchets. Mais on est encore loin de Gomorra, le scandale révélé en Italie par le journaliste Roberto Saviano. La Botte, c’est une bonne pointure au-dessus : 5 411 infractions liées aux déchets relevées en 2011, dix fois plus qu’en France la même année, selon l’ONG Legambiente. Les contrôles se sont, il est vrai, accrus : les déchets illégaux saisis en 2010 et 2011 pourraient remplir 96 030 camions, équivalent à un défilé ininterrompu de la Sicile à la Suisse !
Gravats voyageurs
Chez nous aussi, ça (en) jette pas mal. Le secteur du BTP, plus gros producteur français de déchets, n’en recycle que la moitié, quand l’objectif européen est de 70 % en 2020. Les capacités de stockage ne suivent pas : dans le département du Var, elles sont par exemple quatre fois inférieures aux quantités de déchets produits. Résultat, les décharges sauvages fleurissent, recelant quelques surprises, comme ces gravats issus du désamiantage de la faculté de Nanterre (Hauts-de-Seine), illégalement enfouis dans l’Oise.
Responsable du réseau juridique de France Nature Environnement (FNE), Raymond Léost s’en inquiète. Il suit une centaine de dossiers, dont celui de l’entreprise Chimirec, qui sera jugée en octobre pour fraude dans l’élimination d’huiles polluées aux PCB (polychlorobiphényles). « D’autres sociétés sont bien connues de nos services, notamment Guy Dauphin Environnement. Sur la sellette pour son projet contesté de centre de stockage des déchets ultimes à Nonant-le-Pin (Orne), près de célèbres haras, elle est en cause dans au moins une affaire d’enfouissement illégal de déchets dangereux, en cours d’instruction depuis deux ans dans le Calvados. C’est long, et d’ailleurs peu d’affaires de trafics débouchent sur des poursuites. »
FNE a certes obtenu, l’an dernier, la condamnation des responsables de D3E Recyclage pour exportation illégale d’e-déchets. Les deux dirigeants mis en cause ont écopé de prison avec sursis et de 3 000 et 6 000 euros d’amende… Benne perdue. Oups, peine perdue ou du moins peu dissuasive. « Les contrevenants potentiels savent que le rapport bénéfices/risques est en leur faveur, juge Bruno Manin. La peur de l’incarcération est quasi inexistante et les amendes faibles : 75 000 euros pour abandon de déchets, quand les sommes engrangées illégalement sont bien supérieures à ce montant. »
Sanctions symboliques
Substitut général de la cour d’appel d’Amiens et membre d’un groupe de travail du ministère de la Justice sur le préjudice écologique, Jean-Philippe Rivaud estime que « la justice environnementale n’est pas en ordre de marche en France. Les magistrats ne sont pas du tout formés aux questions d’atteintes à l’environnement, ou peu motivés par un sujet très technique ».
Les délinquants en col vert profitent, il est vrai, d’une législation complexe sur la propriété et le statut des déchets. Et les gros bonnets, de la mondialisation : le vraquier Probo Koala, immatriculé au Panama, était affrété par une compagnie néerlando-suisse basée à Londres, Trafigura, dont le cofondateur et actionnaire principal est le Français Claude Dauphin (également propriétaire de Guy Dauphin Environnement). A l’arrivée, Trafigura a été condamnée à verser 1 million d’euros d’amende par le tribunal d’Amsterdam pour exportation illégale de déchets, quand le chiffre d’affaires de ce courtier en matières premières se chiffrait à 90 milliards d’euros en 2012. Face au business des poubelles, et contre vents et marées, les Etats tentent de se coordonner, à travers par exemple des « Smart and Secure Trade Lines », des contrôles du fret entre l’Europe et la Chine. Faire respecter la convention de Bâle est nécessaire, l’élargir sera bientôt indispensable pour empêcher les pays émergents d’exporter à leur tour leurs déchets. —
Probo Koala, le Tchernobyl des poubelles
Déversée en août 2006 dans plusieurs décharges d’Abidjan, en Côte d’Ivoire, la cargaison du navire Probo Koala entraîne la mort de 17 personnes et près de 100 000 empoisonnements. Ces déchets, des résidus de pétrole, contenaient de l’hydrogène sulfuré, létal en cas d’inhalation. L’affréteur a refusé de les débarquer à Amsterdam, à cause du coût du traitement. Trafigura, une société de négoce (pétrole, matières premières) néerlando-suisse, sera condamnée en 2011 par le tribunal d’Amsterdam pour exportation illégale de déchets. Mais ses dirigeants n’ont pas été inquiétés : le gouvernement ivoirien a renoncé à toute poursuite pénale, contre 1,5 million d’euros pour indemniser les victimes. On ignore si elles l’ont été dans les faits.
Source : TerraEco