De plus en plus de paysans, y compris en ville, s’inspirent de la nature pour aménager des exploitations agricoles différentes et à taille humaine. Ils produisent en quantité plantes, fruits et légumes sans engrais, sans tracteur, sans énergie fossile. Et propagent, ainsi, l’idée de l’autosuffisance alimentaire.
La micro-ferme est adossée au château de La Bourdaisière, en Indre-et-Loire. Elle se situe à deux pas d’un potager conservatoire de la tomate, regroupant 650 variétés du fruit sur un peu moins d’un hectare. L’exploitation pilotée par Maxime de Rostolan, 33 ans, s’étend, quant à elle, sur 1,4 hectare. Mais elle n’a rien de comparable, puisque le président de la plateforme de crowdfunding Blue Bees, s’adressant aux projets de développement durable et d’agro-écologie, y cultive, depuis un an, une cinquantaine de produits.
Pas de tracteur
On trouve de tout chez cet ex-Parisien: des légumes, des plantes vivaces et comestibles, des arbres fruitiers. Des poules, des serres, du compost, aussi, ainsi que du feuillage posé sur le sol, entre des plants. D’où cette curieuse impression que la nature domine en ces lieux. Mais rien ne pousse par hasard, ici.
Dans cette «Ferme d’avenir», tout est étudié à la loupe, en amont. Le but du jeu, depuis le premier coup de bêche, en mars 2014 et les ventes, qui ont démarré deux mois plus tard? Démontrer que la micro-ferme peut être rentable au moins autant qu’une exploitation mécanisée. Ne cherchez pas de tracteur: les maraîchers utilisent grelinettes et brouettes comme s’ils s’occupaient d’un jardin ordinaire – plus économe en énergie, autonome, résilient. Les engrais chimiques sont également proscrits – l’idée, c’est d’«agrader» (par opposition à ce qui le dégrade) le sol.
Et ça marche? Maxime de Rostolan, presque fier, sourit en guise de réponse: «5000 m² ont déjà été mis en culture, ce qui nous a permis d’atteindre un chiffre d’affaires de 10.000 euros pour la saison de lancement» grâce à la vente sur place et dans les environs. Y compris en grande surface puisque «80% des fruits et légumes sont vendus dans ce type de commerce», explique le maraîcher:
«Nous explorons la possibilité pour des supermarchés du coin de vendre nos produits, repensant ainsi leur politique sans casser les prix d’achat aux producteurs.»
Vive les vers de terre !
Il s’inspire surtout des concepts de la permaculture. Cet ingénieur en environnement les a apprivoisés lors de formations en Haute-Normandie dans la ferme du Bec-Hellouin, où ses initiateurs Charles et Perrine Hervé-Gruyer y appliquent, depuis plus de cinq ans, les préceptes. C’est «une philosophie qui peut faire rêver entrepreneurs et salariés en quête de sens», précise Maxime de Rostolan.
La permaculture formulée dans les années 1970 par les Australiens Bill Mollison et David Holmgren, mais encore confidentielle en France, ne se résume pas à des techniques de jardinage. Plus large que la sphère agricole, «la permaculture, écrit Charles Hervé-Gruyer, co-fondateur de la ferme du Bec Hellouin, dans son ouvrage Permaculture, guérir la terre, nourrir les hommes (Actes Sud, 2014), repose sur une éthique –prendre soin de la terre, des Hommes, partager équitablement les ressources». Et sur «une observation extrêmement poussée du fonctionnement des écosystèmes naturels», notamment de la forêt, source d’inspiration importante.
«Dans la nature, poursuit le paysan, tout est relié (et)fonctionne en boucle, les déchets de l’un sont la ressource de l’autre.»
La permaculture appliquée à l’agriculture n’invente rien, mais met en lumière des techniques anciennes, telles l’association et la densification des cultures comme au temps des jardiniers-maraîchers parisiens du XIXe siècle –ceux-là n’hésitaient pas à planter, au même endroit, ou presque, radis, carottes et salades. Autre procédé: la culture sur buttes permanentes, qui évite, note l’auteur de Permaculture, sept ans après avoir découvert la philosophie, de «détruire le potentiel de fertilité du sol par des passages d’engins mécaniques». Il développe: «Dans la nature, le sol n’est jamais travaillé», puisqu’il est «toujours couvert par une litière de végétaux». Longue vie, précise Richard Wallner, auteur du Manuel de culture sur butte (Rustica), aux vers de terre, capables de «labourer le sol pour nous». Ou à certaines plantes riches en azote, que chacun peut semer parmi la culture, afin de fertiliser le terrain.
«On cherche à créer, résume-t-il, des systèmes sans traitement, pas dangereux pour nous et beaucoup moins chers.»
Copier la nature, un projet rentable
S’inspirer de la nature afin de concevoir des petites installations humaines, tendant, le plus possible, à l’autosuffisance. Car l’objectif, pour les permaculteurs, est bien là: consommer un produit cueilli… dix minutes plus tôt dans les parages. «Une salade est vivante, l’autre (celle du supermarché) morte, paix à son âme!», glisse Charles Hervé-Gruyer, qui a réussi son pari de nourrir sa famille ainsi et d’en vivre.
Emission «La Tête au carré» sur la permaculture, avec François Léger et Charles Hervé-Gruyer, à partir de 9’10” | 16/09/2014
Sa micro-ferme ravitaille les environs et attire les chercheurs. Et, notamment, l’ingénieur agronome, docteur en écologie, François Léger. L’enseignant à l’AgroParisTech, qui a signé la postface du livre sur la ferme du Bec Hellouin, s’intéresse aux «cas particuliers qui feront, d’après lui, les agricultures de demain». Depuis fin 2011, en collaboration avec l’Institut national de la recherche agronomique, il teste la performance économique de la petite exploitation biologique. Est-il possible de créer un revenu à temps plein à partir de la récolte de 1.000 m² cultivés?
Le résultat final de l’étude répondra, fin mars, à cette question, mais le dernier rapport d’étape, daté de décembre 2014, semble déjà satisfaisant: de septembre 2013 à août 2014, la valeur de la récolte sur la zone choisie est de 50.800 euros. La ferme avait déjà dégagé un chiffre d’affaires de 32.000 euros en 2012 (39.000 en 2013), grâce à 1.400 heures de travail –sans compter les tâches administratives et commerciales.
«Je n’avais plus confiance»
«La permaculture, note Maxime de Rostolan, formé à “l’école” du Bec Hellouin, c’est concret et spirituel, mais c’est aussi rentable et bon pour la santé.» Ainsi que pour la planète, veulent croire les initiés, sûrs que leur conception de l’agriculture apporte des réponses aux défis environnementaux du XXIe siècle. Et, avant tout, à l’érosion des sols: depuis cinq décennies, un tiers des terres arables dans le monde ont disparu à cause de l’industrie et même, soutient Charles Hervé-Gruyer, de l’agriculture biologique mécanisée.
Le père de famille s’est aussi lancé dans un contexte de perte de confiance dans les supermarchés, vendeurs de «produits industriels»: «Les articles, qui remplissent le caddie d’une ménagère européenne, ont parcouru plus de 200.000 km en moyenne», regrette le partisan d’une économie solidaire, locale et détracteur de la mondialisation.
Richard Wallner, lui, a aménagé une micro-ferme en Charente en 2005, après la crise de la vache folle: «L’idée est venue au fil d’un cheminement personnel à la découverte de solutions pour un monde plus sain», nous explique-t-il, avant de poursuivre:
«Je n’avais plus confiance en les agriculteurs, j’ai découvert les pans cachés de la chimie et les conséquences sur ma propre santé, sur la nature. Il fallait que je puisse cultiver quelques fruits et légumes dans mon jardin.»
Mais sa ferme a dû fermer, car la mairie a déclassé ses terres «en les passant de zone agricole à zone naturelle». De telle sorte qu’il ne puisse pas construire un bâti. Après plusieurs années de bataille, il a obtenu un changement du plan local d’urbanisme fin 2013. Il espère que le permis de construire sera accepté d’ici fin 2015 pour reprendre la production.
Aujourd’hui, le contexte est plutôt favorable: manger bio, c’est à la mode, et les produits locaux, comme les bières artisanales ou les légumes du maraîcher du coin, sont de plus en plus appréciés. Jardiner un potager attire aussi… et la crise n’y est pas pour rien, ajoute François Léger:
«Les gens se disent: “Je produis moi-même, donc je ne paierai plus pour ça”.»
3 millions de micro-fermes en 2060 ?
«Les motivations ne sont pas qu’alimentaires, glisse Richard Wallner, fondateur de la maison d’édition Imagine un colibri, qui vend et traduit des livres sur la permaculture, il s’agit aussi de trouver une alternative au métro/boulot/dodo sans saveur. Je suis contacté par un nombre significatif d’ingénieurs, d’informaticiens qui ne s’épanouissent pas dans leur environnement professionnel sous pression et éloigné des préoccupations réelles du vivre-ensemble. Pour moi, beaucoup se tournent vers la nature parce qu’elle est la seule vraie sagesse.»
D’après Charles Hervé-Gruyer, elle sera aussi la seule voie pour faire face à «la fin du pétrole» qu’il prophétise dans son livre. D’ici quelques décennies, la France sera amenée, écrit-il, à «relocaliser l’agriculture» et à assurer l’autonomie alimentaire de chaque région: vers 2060, il imagine «3 à 4 millions de micro-fermes de 3 hectares aux productions diversifiées» couvrant les besoins en nourriture de l’ensemble des Français (hormis les produits exotiques). Et tant à la campagne qu’en ville.
Chez Sepp Holzer
Charles et Perrine Hervé-Gruyer remarquent une évolution qui va en ce sens depuis quelques années. De plus en plus de maraîchers viennent se former au Bec Hellouin, et suivent, ainsi, les traces de Sepp Holzer –un Autrichien parvenu à faire pousser des cerisiers et des vignes à… 1.000/1.500 mètres d’altitude.
Par ailleurs, la récente sortie, en français (aux éditions Rue de l’Echiquier), du livre Permaculture: principles & pathways beyond sustainability, publié en 2002 par David Holgren, l’un des pères fondateurs australiens de la permaculture, atteste, autant que les conférences sur le sujet, organisées ici ou là, d’un engouement.
«L’agriculture naturelle reste largement minoritaire. Du coup, lâche Maxime de Rostalan, sa part ne peut qu’augmenter dans un futur proche, car elle présente de nombreux avantages tant au niveau de la santé que sur la qualité de l’eau et les liens sur les territoires.»
Autant de facteurs favorables à un développement de cette philosophie. Dont le phénomène est impossible à chiffrer en l’absence de statistiques sur la permaculture appliquée à l’agriculture. D’autant plus que certains ont souvent plusieurs activités professionnelles et que d’autres«pratiquent sans le savoir», note François Léger, dont l’école AgroParisTech a mis en place un jardin d’expérimentation sur le toit de ses locaux, dans le 5e arrondissement de Paris.
Nourrir Paris autrement, c’est possible ?
Les habitants de la capitale rêvent aussi de petits coins de paradis. La preuve avec le vote du budget participatif, en 2014: les Parisiens plébiscitent l’installation de murs végétalisés, de mini-jardins potagers, comme on en voit déjà dans des écoles, ou sur quelques toits d’immeubles.
«Les urbains se rapprochent plus vite du bio qu’à la campagne, estime Aurore Gay, à l’origine d’un jardin potager pédagogique à Curgy, en Bourgogne, vu le manque de nature.»
La permaculture, que cette dernière applique dans sa pépinière, progresse à Paris, précise l’urbaniste Sébastien Goelzer, formé, entre autres, à la ferme du Bec Hellouin: «On en parle de plus en plus depuis ces deux dernières années.»
Co-fondateur des associations Vergers urbains et Toits vivants, il a aménagé, avec d’autres, une quinzaine d’espaces à Paris: «Cela permet de lutter contre les îlots de chaleurs urbaines, “d’agrader” le sol, souligne celui qui jardine avec plaisir la petite parcelle du 18earrondissement, adossée au local de ses structures, mais aussi d’améliorer le cadre de vie et de renforcer le lien social.»
Gildas Véret, co-fondateur d’Horizons permaculture, structure de formation et d’accompagnement (en particulier de la ferme de La Bourdaisière, chère à Maxime de Rostolan), abonde en ce sens:
«C’est convivial, attire l’attention des voisins et permet d’ouvrir des discussions, assure l’ex-coordinateur de l’association de promotion de la permaculture Brin de Paille. Chacun redécouvre que les produits que l’on mange étaient vivants avant d’arriver dans nos assiettes, ainsi que le vrai goût des légumes que l’on a vu pousser. C’est le meilleur moyen d’éloigner les gens des supermarchés favorisant largement une agriculture destructrice de la nature et de la santé!»
La mairie l’a bien compris: dans un souci de sensibilisation, la Ferme de Paris, petite exploitation bio, au cœur du Bois de Vincennes, organise des ateliers sur le même thème.
Mais Paris ne pourra pas connaître une situation d’autonomie alimentaire.
«Les surfaces disponibles dans la capitale sont insuffisantes, souligne Gildas Véret,pour fournir à ses 2,2 millions de personnes les calories nécessaires à l’alimentation de céréales (pain, pâte, couscous, riz), dont les cultures nécessitent de grandes surfaces, de féculents et de légumineuses (pomme de terre, lentille).»
Mais elle peut, tout à fait, (re)devenir auto-suffisante en fruits et en légumes grâce au réaménagement d’une ceinture verte et vivrière au niveau des départements limitrophes.
Et en viande? «Il faudrait en manger moins», sourit Sébastien Goelzer. Encore que la production de viande de petits animaux pourrait être réalisée, écrit Charles Hervé-Gruyer, dans des micro-fermes. Ouf de soulagement pour les non-végétariens!
Source : Slate