Toutes pareilles et toutes différentes. C’est le paradoxe des métropoles connectées : elles utilisent les mêmes outils aux quatre coins de la planète pour parvenir à des résultats à chaque fois originaux. Mise en lumière de cette diversité avec un petit tour du monde des villes technologiques.
Croire que les technologies de l’information et de la communication (TIC) homogénéisent la planète est une erreur qui nous coûte cher – en opportunités perdues, en manque d’ouverture sur le monde, en rejet infondé de technologies disruptives ou simplement utiles. L’honorable Thomas Friedman, chroniqueur du New York Times a contribué à cette vision pessimiste. Les voyages nous indiquent plutôt le contraire: l’innovation étant affaire de problèmes à résoudre, de risques à prendre et d’opportunités à saisir, le mélange est toujours différent et fonctionne plutôt comme une machine à produire des diversités, même si c’est souvent avec les mêmes outils.
C’est particulièrement vrai pour les villes dans leur effort pour devenir intelligentes. Un capteur est un capteur. Les câbles de fibre optique reposent sur les mêmes principes physiques. Mais les données recueillies et traitées par les logiciels de big data varient, par définition. Et si l’on ajoute à cette version des TIC la participation citoyenne, on arrive à des résultats d’autant plus différents que chaque ville part de son histoire, de sa communauté, et que l’amélioration intelligente ne veut pas dire la même chose partout.
Prenons les cochons par exemple.
Les cochons de Göteborg
Ils ne font pas officiellement partie des efforts de la ville suédoise de Göteborg (500.000 habitants) pour se situer dans le peloton de tête mais constituent un élément de réponse maligne au problème de l’alimentation des villes. Mis en œuvre par Niklas Wennberg, le projet consiste à livrer aux cochons des portions de jardins ou d’espaces publics, voir d’ensembles résidentiels. Ces animaux remuent la terre mieux qu’un bulldozer et l’enrichissent mieux que des engrais chimiques. Au bout de quelques mois, le lopin ainsi préparé peut-être cultivé avec la promesse d’excellents rendements.
C’est un bel exemple d’agriculture urbaine dont la double vertu est qu’elle contribue au développement durable des villes et fonctionne d’autant mieux que la participation citoyenne est plus intense.
Le modèle d’affaires de Stadsjord [littéralement « terre urbaine »], la compagnie créée par Wennberg, est impeccable.
« Je suis propriétaire des cochons, m’a-t-il expliqué. Je les loue aux institutions publiques ou privées intéressées par ma proposition et je vends la viande aux meilleurs restaurants à des prix plus élevés que le marché en raison de leur grande qualité. »
L’idée géniale est que les bêtes sont nourries par la communauté qui les a hébergées, dans l’attente de pouvoir créer son propre potager. La valeur ajoutée ne lui coûte donc rien.
Songdo ville nouvelle
Songdo, en Corée, se situe à l’extrême opposé du modèle Stadsjord. Entièrement nouvelle, elle mise tout sur l’infrastructure informatique qui peut être installée avant la construction des bâtiments d’habitation et de travail.
« Songdo est une ville ultramoderne et improbable, un tour de force technologique tout droit sorti des flots de la mer Jaune », écrivait en mars dernier, Frédéric Ojardias, correspondant de « La Tribune » en Corée.
« En quelques années, sur 53 km2 de terrains gagnés sur l’océan, ont été construits des barres d’immeubles résidentiels, des gratte-ciel encore à moitié vides, de larges avenues tirées au cordeau et de vastes espaces verts et plans d’eau artificiels. Un paysage urbain modèle. »
J’ai été personnellement frappé par le fait que la conception abstraite de Gale International, le cabinet américain responsable du projet, semble bonne.
Il s’agit, selon Scott Summers, vice-président de Gale, d’une « ville compacte » ; ce qui permet d’obtenir, m’a-t-il expliqué, « une synergie entre tous les éléments : résidence, centres commerciaux, lieux de travail ». Chacun peut circuler en moins d’un quart d’heure de vélo de l’un à l’autre. Mais un des habitants interviewé par Ojardias souligne, à juste titre, que la débauche d’écrans, de capteurs, et de technologies ne permet pas de rapprocher les habitants :
« C’est quand même difficile de rencontrer les voisins. »
Aujourd’hui, 30.000 personnes y vivent qu’on a beaucoup de mal à voir dans les rues.
J’ai aussi été surpris par le fait que, malgré l’omniprésence de l’infrastructure nécessaire, la connexion à haut débit sous forme de postes de téléprésence dans les foyers se mettait en place très lentement. Comme trop souvent, geeks, ingénieurs et développeurs ont pensé à la technologie qu’ils pouvaient installer sans s’interroger vraiment sur qui paye… l’installation et l’entretien.
En matière de ville, il ne suffit sans doute pas de bien concevoir… Car ce cadre parfait manque de vie. Problème courant dans les agglomérations modernes, pire encore dans les villes nouvelles qui ne s’appuient sur aucun tissu social préexistant. Il est peut-être impossible de faire bien et, pourtant, nous ne pouvons pas nous en passer.
À Sri City, les emplois d’abord
Songdo est, avec Masdar dans l’Émirat d’Abu Dhabi, au sommet du hit-parade des villes intelligentes construites à partir de zéro. Mais même pour les villes de ce type, il n’y a pas qu’un seul modèle.
Un excellent exemple nous en est fourni par Sri City, au nord de Chennai, sur le golfe du Bengale, en Inde. Le projet est conçu par l’entrepreneur Srini Raju, qui reconnaît volontiers que « la notion de ville intelligente a été lancée par des gens comme moi qui essayent de vendre des technologies de l’information et de la communication ».
C’est sans doute pour se démarquer du lot qu’il a décidé de procéder à l’envers des autres.
« Pour créer une ville nouvelle, il faut d’abord des emplois », m’a-t-il expliqué dans son bureau d’Hyderabad.
Il a donc commencé (en 2005-2006) par installer l’infrastructure nécessaire, essentiellement des routes et des espaces où créer des usines, et peut se vanter aujourd’hui d’avoir plus de 100 entreprises en provenance de 25 pays. Plus de 10.000 emplois ont été créés et 20.000 personnes y vivent. Les demandeurs affluent. Il suffit de faire correspondre postes de travail et candidats.
« Nous commençons par les premiers et les gens viennent quand ils ont un emploi. »
C’est sur cette base que se sont ensuite construits zones résidentielles, hôtels, centres de loisirs, écoles et hôpitaux. Il prévoit 200.000 emplois et 500.000 habitants d’ici à dix ans, « peut-être un peu plus », reconnaît-il avec le sourire.
Un laboratoire pour la ville de Mexico
Mexico n’est pas la plus vieille ville du monde, loin de là, mais c’est la plus ancienne du continent américain. C’est aussi l’une des plus grandes agglomérations de la planète (plus de 21 millions d’habitants) et la capitale d’un pays qui est loin encore d’avoir fait des TIC une priorité stratégique.
La municipalité comme le gouvernement fédéral en sont à la prise de conscience de ce qui peut être fait. Mes interlocuteurs parlaient plus de projets, de plans et d’intentions que de réalisations. La plupart m’ont conseillé de revenir dans deux ou trois ans.
L’image qui m’a le plus frappé est une réponse à une question simple. Alors que je demandais – plusieurs fois – si quelqu’un avait une vision d’ensemble de la circulation en temps réel, je me suis toujours entendu répondre (après un temps d’hésitation qui laisse une petite place pour le doute) que « non ». C’est révélateur dans une ville prise quotidiennement d’embouteillages monstrueux. D’autant que des efforts considérables, et réussis, ont été faits avec Metrobus, un système de bus rapides qui traverse la ville de part en part.
Une très grande partie des actions entreprises est confiée à un « laboratoire pour la ville ».
« Nous fonctionnons comme un think tank créatif, m’a expliqué la directrice, Gabriella Gomez-Montt. Nous avons des attributions larges et transversales qui nous permettent de travailler avec tous les départements. »
Seul problème, elle n’a pas de budget outre celui qui lui permet d’animer sa petite équipe.
Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, elle veut « partir de l’humain et construire vers le haut. Nous voulons donner du pouvoir aux individus et aux groupes et, ainsi créer une infrastructure technologique symbiotiquement reliée à l’infrastructure sociale pour créer un nouvel espace de possibilités. » Elle se dit totalement convaincue qu’il « faut mettre en échec le terme de smart city » tel qu’il est généralement utilisé.
Villages intelligents au Rwanda
Beaucoup plus pauvre et plus petite que Mexico, Kigali (600.000 habitants), capitale du Rwanda (12 millions d’âmes) choisit un chemin détourné. Alors que le pays adopte de façon systématique et presque militaire les TIC, la ville est encore loin de devenir « intelligente ». Le pays semble concentrer son intérêt sur les villages intelligents, ou en tout cas connectés, grâce au déploiement de la 4G qui devrait bientôt permettre à 95 % de la population du pays d’avoir accès à Internet.
Dans tout autre endroit du monde, on serait tenté de dire qu’il s’agit d’une stratégie lente. Mais le Rwanda qui a connu une croissance supérieure à 8 % au cours des six dernières années s’est fixé comme objectif « de passer à 11,5 % par an grâce au développement des TIC qui permettent un accroissement de la productivité », m’a expliqué Jean Philbert Nsengimana, ministre de la Jeunesse et des Technologies de l’information. Commencer par les villages a, en tout cas, le mérite d’être beaucoup plus inclusif.
Singapour et ses transports publics connectés
Singapour, comme Kigali, fait des technologies de l’information une priorité stratégique, mais à l’autre bout de l’éventail puisqu’il s’agit de la troisième ville la plus riche du monde en PIB par habitant.
Les impôts sur les voitures en doublent le prix et il faut beaucoup d’argent pour s’en offrir une. Le gouvernement veut que les gens prennent les transports publics. Du moins s’occupe-t‑il de les rendre utiles pour les détenteurs de smartphones. Il prévoit des bornes pour charger les mobiles, du WiFi gratuit dans les stations les plus importantes et des points qui peuvent être gagnés (puis échangés contre des prix) à ceux qui voyagent hors des heures de pointe.
Ville État, Singapour est plus connectée que la plupart. Elle est en train d’installer des capteurs à rythme accéléré dans l’espoir d’avoir le plus de données possibles. La municipalité a déjà un système de mapping de toute la ville qui compte parmi les plus sophistiqués du monde. Plus intéressant encore, elle accepte de confier à des « hackathons civiques » la recherche de certaines solutions et permet, pour cela, aux hackers d’accéder à des données publiques comme privées.
San Francisco peut faire mieux
Je me rends compte que je n’ai pas encore parlé des États-Unis et notamment de San Francisco, point focal de toutes nos attentions quand il s’agit de technologies de l’information. Ça n’est pas seulement un signe de mon intérêt pour ce qui se passe « ailleurs ». Ils sont en retard sur l’Europe dans ce domaine. Et, dans onze ans, l’Asie prendra la tête alors que le nombre de villes « intelligentes » sera passé de 21 (2013) à 88, selon un rapport du cabinet IHS Technology qui les définit comme « ayant déployé ou étant en train de piloter l’intégration de solutions TIC dans au moins trois domaines fonctionnels de la ville », comme les transports, l’énergie et la sécurité.
San Francisco fait bien partie du lot de tête (à côté de New York et de Boston) mais pas d’une façon vraiment impressionnante puisque, parmi les réalisations retenues, on retient : près de cinq kilomètres de WiFi gratuit sur Market Street, l’artère principale de la ville ; des déchets soigneusement triés pour le recyclage ; l’existence de 100 bornes d’alimentation pour véhicules électriques.
Le protocole de Barcelone
Barcelone, qui a lancé quelques gadgets connus comme les capteurs dans les poubelles publiques pour savoir quand il faut passer recueillir les ordures, est souvent considérée comme une référence. C’est là que se tient chaque année l’événement le plus important sur le sujet, le Smart City Expo World Congress. De façon plus discrète mais plus ambitieuse encore, elle propose un protocole pour villes intelligentes qui aspire à être, pour ces dernières, ce qu’est l’Internet Society pour Internet : le lieu d’élaboration et d’adoption des standards auxquels les membres peuvent se référer.
C’est ainsi qu’est née la City Protocol Society, basée en Californie, dont le président n’est autre que Manel Sanromá, responsable de l’informatique pour Barcelone. Ce dernier me l’avait présenté l’an dernier comme une instance qui « comme le G8 anime le monde des nations, animerait celui des villes, ce monde nouveau qu’il faut inventer ». Il compte, pour y parvenir sur la collaboration des villes (au centre), des entreprises participant à leur développement, des universités et de la société civile.
Sanromá m’avait d’ailleurs expliqué :
« Barcelone est une vision politique et un business. C’est une vraie valeur dans le monde des villes que nous avons l’opportunité de coanimer, en promouvant des accords, des recommandations sur les meilleures pratiques détectées par la communauté. »
Toutes les villes plus ou moins intelligentes que j’ai visitées aspirent à devenir « modèle » pour la simple raison qu’elles peuvent ainsi vendre leur savoir et les compétences acquises dans leur propre évolution. Mais les modèles n’existent pas ou s’appliquent mal à la complexité urbaine.
Les technologies permettent de contribuer à l’intelligence des villes mais elles ne changent pas ce qu’écrivait Rousseau dans son « Contrat social » : « Les maisons font la ville, mais les citoyens font la cité. » C’est là qu’est le vrai défi.
Source : LaTribune