La reine déchue de l’industrie automobile, officiellement sauvée de la faillite depuis le 7 novembre, démantèle les traces de son passé pour mieux bâtir son avenir.
Face à face, deux immeubles d’une vingtaine d’étages s’évanouissent et se consument sur le sol aride. Sous les coups des grues et des pelleteuses, leurs briques rouges volent en éclats. Les canons à eau ont bien du mal à circonscrire les nuages de poussière qui émanent des débris, alourdissant encore l’atmosphère.
Dans les rues de Detroit, capitale du Michigan, reine déchue de l’industrie automobile déclarée en faillite en juillet 2013, la scène est désormais aussi banale que le furent les chaînes de montage de Ford, Chrysler ou General Motors. Les images d’édifices en ruine sont presque devenues l’essence de cette ville de l’outrance industrielle passée, progressivement abandonnée par ses démiurges.
Un paradis pour les amateurs d’exploration urbaine devenu le cauchemar des habitants, qui côtoient chaque jour l’atavisme postindustriel : des bâtisses squattées par les dealers ou les prostituées, des décharges sauvages où s’amoncellent pneus et ordures, des immeubles vides que le soleil perfore avant de redevenir, la nuit, le repaire lugubre dont les habitants conseillent de s’éloigner. Dans certains quartiers, la vie ne subsiste que par fragments. Un ou deux foyers habités ici ou là. Puis des friches, des usines désaffectées, des monticules calcinés, des terrains désolés. Les décombres d’une guerre économique qui a dévasté Detroit et une tachedurable sur la réputation de la ville.
La ville veut démanteler ce passé qui compromet son avenir. La Detroit Blight Removal (littéralement : ” enlever la rouille “) Task Force, une coalition de pouvoirs publics et privés réunie par Barack Obama en 2013, a recensé un peu plus de 80 000 structures délabrées, selon un rapport publié en mai. Ce chiffre, pourtant élevé, n’effraie pas les pouvoirs publics. ” On veut avoir tout nettoyé dans cinq ans “, confie Brian Farkas, directeur des projets spéciaux à l’agence des bâtiments de la ville.
Mais, signe que les temps changent à ” Motown ” (la ville de l’automobile), on prône aujourd’hui la démolition ” verte “. ” Recyclage “, ” récupération “, ” déconstruction ” : autant de mots-clés qui émaillent les discours des responsables de ce projet titanesque. ” On ne veut pas faire comme par le passé : détruire des bâtiments et laisser traîner plusieurs mois les chantiers jusqu’à ce que les décharges sauvages se multiplient, affirme Brian Farkas. On a une vraie occasion de réaliser quelque chose d’intéressant d’un point de vue environnemental. “
Une entreprise monumentale attend Detroit. A la hauteur de sa démesure passée. Environ un tiers du parc résidentiel est inhabité, car, en un demi-siècle, ” Motor City ” a perdu une grande partie de sa population, devenant ” Shrinking City “, la ville qui rétrécit. L’ancien étendard du rêve américain comptait 2 millions d’habitants dans les années 1950 : aujourd’hui, seulement 700 000 personnes peuplent les rues désertiques. Une peau de chagrin que la crise des subprimes, à l’été 2007, a continué de rétrécir.
Mesures d’austérité
Les démolisseurs sont entrés en action en février, quatre mois après l’élection à la mairie de Mike Duggan (démocrate), le premier maire blanc depuis 1974 dans cette ville à 84 % afro-américaine. Jusqu’à aujourd’hui, un peu plus de 2 000 édifices ont été démolis, mais le rythme va devoir s’accélérer, selon Kevyn Orr, le gestionnaire d’urgence de la ville nommé par le gouverneur du Michigan peu avant la faillite. ” Il faut passer de la démolition de 114 structures résidentielles par semaine à 400 ou 450 d’ici à l’année prochaine “, a déclaré celui qui détientvraiment les pouvoirs et fait appliquer les mesures d’austérité destinées à rétablir les comptes de la ville. Le plan de restructuration de la dette colossale de la ville – 18 milliards de dollars (14 milliards d’euros) – a été approuvé, vendredi 7 novembre, par le juge Steven Rhodes, après seize mois de tractations.
Pour le directeur des projets spéciaux, la situation évolue dans la bonne direction. ” En juillet, nous avons détruit 1 200 bâtiments. C’est le rythme approprié. Brian Farkas précise que ” la destruction est la solution ultime. La dernière option envisagée “. La ville cherche d’abord à revendre les maisons qui peuvent l’être. Certaines sont mises aux enchères pour des sommes dérisoires, entre 500 et 1 000 dollars. Pas de quoi renflouer directement les caisses de la ville, mais un moyen de réduire les frais. Ces économies restent les bienvenues dans un projet qui prend des allures de plan Marshall de la démolition.
La Blight Removal Task Force a estimé à 850 millions de dollars la destruction de ces 80 000 structures. Kevyn Orr a annoncé le déblocage de 520 millions de dollars d’ici à 2019, dont 7,3 millions cette année. L’Etat du Michigan, quant à lui, s’apprête à dépenser 52 millions pour détruire entre 4 000 et 5 000 immeubles et maisons. Le gestionnaire d’urgence compte aussi sur des initiatives privées pour atteindre son but.
Ce gigantesque chantier ne peut négliger les préoccupations environnementales : la démolition se doit d’être la plus ” propre ” possible. Prendre en compte les considérations écologiques participe de la renaissance de la ville et permet surtout d’éviter de nouvelles gabegies. Des millions de tonnes de matériaux vont être tirées de ces décombres. En 2013, une organisation privée (Detroit Blight Authority) a nettoyé près de 700 parcelles vacantes et en a extrait plus de 31 tonnes de débris. D’ores et déjà, la municipalité s’est organisée afin de gérer au mieux ces déchets, entre sauvegarde et recyclage. La pierre, la brique, les métaux et le bois des bâtiments peuvent représenter une réelle valeur.
Detroit a installé une petite industrie de la déconstruction grâce à laquelle les matériaux, et en particulier le bois, sont retirés des bâtiments afin d’être réutilisés pour différents usages : meubles, ustensiles de cuisine, oeuvres d’art, etc. Reclaim Detroit, une entreprise à but social et environnemental, en a fait sa spécialité, et si, de l’aveu même de ses responsables, il est impossible de quantifier les bénéfices, ils existent réellement. ” On peut gagner plusieurs dizaines de millions de dollars en récupérant des matériaux et en les revendant, assure Jeremy Haines, le directeur marketing. Mais surtout, cela crée des emplois et un petit business local. “
” Processus chronophage “
Le directeur des projets spéciaux travaille en partenariat avec Reclaim Detroit. ” Leur mission est intéressante pour nous, bien qu’ils ne puissent pas tout faire non plus, précise Brian Farkas. On doit donc penser de manière plus large. ” Pour cette raison, comme le recommandait le rapport de la Detroit Blight Removal Task Force, deux centres de recyclage ont été ouverts à deux endroits opposés de la ville. La municipalité agit en tant qu’organisme de contrôle de tout le processus, mais n’intervient pas directement dans la destruction et le recyclage. Une fois le contrat signé entre la ville et les démolisseurs, ceux-ci ont la maîtrise d’oeuvre. Pour réduire leurs coûts, ils deviennent propriétaires des matériaux qui sont extraits des décombres. Brian Farkas se dit certain qu’il n’y a aucun risque d’abus. ” On contrôle tout du début à la fin. On vérifie quel type de matériau est présent sur le site, et l’on exige les certificats de recyclage. Les démolisseurs ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent. “
Malgré cette organisation, la tâche reste immense. Dans son rapport, la Task Force indique que les précédentes villes qui ont dû faire face à ce genre de problèmes n’ont jamais été capables de détruire plus de 7 000 structures par an. A ce rythme, Detroit aurait besoin de onze années. Même les professionnels de la démolition se montrent assez sceptiques quant au calendrier. ” Je ne sais pas si les objectifs pourront être atteints compte tenu de la logistique que tout cela nécessite, confie le responsable d’une entreprise de démolition de Detroit. Tout devra fonctionner parfaitement, car le processus est particulièrement chronophage. “
Définir à qui appartient la propriété et en obtenir les droits représente une première étape. Les inspecteurs doivent ensuite déterminer si le bâtiment peut être sauvé ou non. Gaz, eau, électricité doivent être proprement coupés, et l’amiante éliminée. Puis le permis de démolition est accordé. Raser une maison peut être ensuite très rapide : quelques heures pour la détruire, deux jours pour tout nettoyer. Si tout se déroule normalement. Car le but n’est pas de laisser un terrain vague susceptible de devenir une friche mal famée. ” La démolition achevée, on remplit le chantier de terre, afin de pouvoir planter le cas échéant “, détaille Brian Farkas.
Mais la terre ne tombe pas du ciel. Les démolisseurs la récupèrent la plupart du temps sur d’autres travaux de déblaiement, notamment lors de la construction des autoroutes. Une terre soit gratuite, soit très peu onéreuse. C’est d’un océan de terre dont a besoin Detroit aujourd’hui. Les démolisseurs devront sans doute se tourner vers les carrières de sable du Michigan, avec un coût estimé douze ou quinze fois supérieur.
Les habitants, eux, voient ce plan d’un bon oeil, mais se méfient des illusions. Ce n’est pas la première fois qu’un maire tente d’éradiquer les signes de dégradations urbaines. Avatara, une quadragénaire résidente de l’est de Detroit, est lassée d’attendre. ” A chaque nouveau maire, on entend dire qu’il n’y aura plus de bâtiments abandonnés. Il y a trois maisons dans ma rue qui ne tiennent quasiment plus debout depuis dix ans, et j’attends toujours “, se plaint-elle. Pourtant, elle risque encore de patienter. La priorité de la ville est de traiter les quartiers dans lesquels l’activité est déjà revenue. Au risque d’accélérer encore le phénomène de gentrification en cours par endroits et la paupérisation ailleurs. Cass Corridor, l’ancienne zone la plus pauvre du centre-ville, est aujourd’hui le paradis de la jeunesse branchée de Detroit, où roulent les fixies (vélos à pignon fixe) et où se retrouvent les hipsters à grosse barbe au corps orné de tatouages. C’est là que Shinola, la marque de cuir et de montres à la mode ” made in Detroit “, a établi ses quartiers.
” Tout le monde est d’accord pour dire que l’élimination des friches urbaines va améliorer l’image de Detroit, reconnaît Derek, un jeune actif de Livernois Street, dans l’ouest de la ville. Mais en commençant par les quartiers qui ne sont pas les plus touchés, on envoie un mauvais signal à la population. Les pauvres passent après les autres. ” Brian Farkas plaide au contraire pour cette stratégie, car ” ces quartiers peuvent devenir la vitrine de Detroit et servir à toute la ville “. Avec le sentiment qu’une fois les débris du passé évacués, Detroit pourra enfin construire son futur, dans la durée.
Source : Le Monde